Denis Bouchard : Le confort et la différence
DENIS BOUCHARD s’attaque aux Voisins, la célèbre comédie de moeurs de Claude Meunier et Louis Saia. Pour le metteur en scène, la mentalité de voisin dépasse les limites banlieusardes des haies bien entretenues. Car on est tous le voisin de quelqu’un…
1980. La classe moyenne nord-américaine vit dans le "confort et l’indifférence". Se relevant d’un déchirant référendum, le Québec s’apprête à être emporté par une immense vague de rires. Cette année-là, deux petits rigolos créent une comédie grinçante intitulée Les Voisins.
Pour Denis Bouchard, qui monte la pièce 20 ans plus tard là même où elle a été créée, au Théâtre Jean-Duceppe, la comédie de moeurs de Louis Saia et Claude Meunier n’est pas seulement l’ancêtre lointain de La Petite Vie dont elle préfigure la parodie de l’incommunicabilité, de la déficience des relations humaines, du vide intérieur et des dialogues creux.
Le metteur en scène voit une filiation plus étonnante dans cet univers de la banlieue gazonnée, où l’on bichonne amoureusement sa pelouse et ignore son voisin. "C’était probablement la première fois que ce monde-là était décrit. La banlieue, c’est la rue Fabre de Claude Meunier. Et Les Voisins, ce sont les petits-enfants des Belles-Soeurs. Les enfants des Belles-Soeurs ont déménagé un peu plus haut, dans Rosemont, et leurs petits-enfants ont sacré le camp à Laval. Mais, au lieu de se crier par la tête de chaque côté d’une clôture, ils ne se parlent plus. Et ils érigent des haies pour ne surtout pas se parler. C’est un dialogue de sourds." Et quand ils se parlent, c’est pour débiter des lieux communs…
"Je pense que l’incommunicabilité et le désir d’incommunicabilité, ça ne vieillit pas. C’est un très bel exercice de genre là-dessus. Claude, c’est un peu un génie de la langue. C’est un absurde qu’on connaît viscéralement. Des répliques qu’on a tous déjà employées."
Pour Denis Bouchard, pas question de stigmatiser uniquement Laval à travers cette culture du bungalow. Aujourd’hui, la mentalité de voisin dépasse les limites banlieusardes des haies bien entretenues… "Ce je-m’en-foutisme général, on peut le retrouver partout. Moi, mes voisins, je ne les connais pas. Ça fait 10 ans que j’habite au même endroit, et j’ai parlé trois fois à ceux de droite, et pas du tout aux autres. Je pense que c’est aussi le fait d’espérer qu’il n’arrive rien dans la vie. Ces personnages-là ne veulent pas avoir de trouble. Si l’autre devient une source de problèmes, on élimine l’autre de sa pensée. Ils sont beaucoup trop préoccupés par eux-mêmes pour être capables de s’abandonner à l’autre. Ils ne sont pas à l’aise dans leur propre vie, alors tout contact avec l’autre est perçu comme une agression, une obligation."
Ce monde baignant dans le conformisme des phrases toutes faites, c’est aussi un peu celui du metteur en scène. "Diane Lavallée, Claude Meunier et moi, on a vécu à trois rues de distance. Quand Claude me parle de ce monde-là, il y a des gens que je connais personnellement. Je sais de quoi les haies ont l’air. C’est la première fois que je parle d’une partie de mon enfance et de mon adolescence." Le jeune Denis Bouchard étouffait aussi dans sa banlieue, même s’il l’exprimait autrement. "Moi, j’étais plutôt dans la contestation passive. Claude a regardé autour de lui, il a pris des notes sans s’en rendre compte, et à un moment donné, c’est sorti, comme s’il avait enregistré toutes les répliques. Si j’avais monté la pièce il y a 20 ans, j’aurais probablement été beaucoup plus féroce."
Un constat partagé par Meunier, qui admet lui-même éprouver beaucoup plus de tendresse pour les hurluberlus de La Petite Vie, qu’il n’en ressentait à l’époque pour les personnages des Voisins, alors que son regard était plus "cynique".
"La pièce est beaucoup plus tragique que La Petite Vie, constate Denis Bouchard. Et on a décidé de ne pas éviter ça, de ne pas chercher à en faire une pièce à se taper sur les cuisses. Je ne sais pas encore où ça va nous mener, mais dans un premier temps, on l’a montée de façon très naturaliste. Le spectateur va être voyeur."
Denis Bouchard rappelle à ses comédiens que l’absurde loge dans l’oeil du public, pas dans le jeu de l’acteur. "Le problème, dans ce genre de pièce-là, c’est qu’on a tendance à jouer un commentaire sur le personnage. Or, il faut jouer avec toute la vérité du monde. C’est le public qui en a une lecture absurde."
L’équipe s’est plutôt affairée à fouiller les motivations des personnages, sous les inepties qu’ils profèrent. "Par exemple, il y a beaucoup de pauses dans Les Voisins. Des temps où les personnages n’ont rien à se dire. Au début, les comédiens ne se regardaient pas. Puis, on a réalisé qu’il fallait au contraire que tout le monde se regarde, dans l’espoir que quelqu’un dise quelque chose. Et là, ça devient profondément tragique. Parce qu’ils espèrent que l’autre va dire quelque chose. Mais ils n’ont rien à dire! Or il ne faut pas jouer le fait qu’ils n’ont rien à dire, mais celui qu’ils aimeraient avoir quelque chose à dire."
Le metteur en scène a rajeuni un brin les personnages créés sur scène par les Jean Besré, Monique Miller, Hélène Loiselle et compagnie, histoire d’en élargir la portée et de ne pas la cantonner à une génération. Ses voisins habitent ici et maintenant. Et ils empruntent les traits de Martin Drainville, Sylvie Moreau, Luc Guérin, Sonia Vachon, Louis Champagne, Louis-Martin Despa, Sandra Dumaresq et bien sûr de Diane Lavallée, la "Rita Lafontaine de Claude Meunier".
Maintenant que l’humour absurde façon Meunier est entré dans notre culture, nul besoin de souligner la pièce au crayon gras, croit Bouchard. "À l’époque de la création, c’était tellement éloigné de ce qui se faisait qu’il fallait indiquer régulièrement au public: c’est drôle. Aujourd’hui, on peut se permettre d’être beaucoup plus low profile parce que le second degré est connu. Le comique va probablement être édulcoré par le fait même, au profit d’une lecture plus universelle."
Cette approche a l’avantage de renvoyer le spectateur à lui-même. "On a tous des voisins, ça c’est drôle; mais on est tous le voisin de quelqu’un, explique Denis Bouchard. On va travailler autant sur le voisin qu’on est que sur le voisin qu’on a. On peut monter cette pièce de manière grotesque, et rire de certaines personnes. Mais si on la travaille de façon plus naturaliste, alors on est confronté à son propre voisin intérieur…"
Du 4 avril au 12 mai
Au Théâtre Jean-Duceppe