Anne-Marie Cadieux et James Hyndman : Le couple maudit
L’Espace Go présente dès mardi prochain Mademoiselle Julie, la plus célèbre pièce du dramaturge suédois August Strindberg. Les comédiens ANNE-MARIE CADIEUX et JAMES HYNDMAN s’y livrent un duel infernal. Une rencontre qui, depuis plus d’un siècle, trouble les consciences prudes.
"Le théâtre que je préfère est celui qui nous montre la société en oblique", disait Jean Genet dans L’ennemi déclaré. Car, selon le dramaturge et poète, les personnages anticonformistes, en marge, sont plus universels.
Effectivement, d’Antigone à Faust, d’Électre à Albertine, en passant par Don Juan et Hamlet, les révoltés, les hérétiques, les subversifs, les mélancoliques et les désaxés franchissent beaucoup mieux la frontière du temps que les représentants du confort et de l’indifférence.
De toutes ces âmes sombres renaissant sans cesse sur les planches, celles, souillées, de Julie et de Jean nous bouleversent particulièrement. Plus d’un siècle après que Strindberg eut imaginé leur malheureux dessein, dans son chef-d’oeuvre Mademoiselle Julie, le couple maudit demeure aussi énigmatique qu’à sa création.
Car Jean et Julie forment un des couples les plus dépareillés de la dramaturgie. Parce que cette jeune comtesse, pendant l’absence du père, couchera avec un domestique au cours d’une nuit d’excès et de beuverie. Mais, surtout, parce que, à ce jour, personne n’est parvenu à élucider le mystère de leur éphémère union. Attirance et rejet, lucidité et folie, amour et haine: leur histoire est un condensé de sentiments opposés et ambigus.
"Il y a quelque chose de très primitif, de totalement inconscient, qui se passe entre Julie et Jean", explique le comédien James Hyndman. Ce dernier incarnera le valet, dans la prochaine production de Mademoiselle Julie, dirigée par la metteure en scène Brigitte Haentjens, et qui sera à l’affiche de l’Espace Go du 1er au 26 mai.
"Julie a un désir de souillure, dit Anne-Marie Cadieux à propos de son personnage. Et elle peut l’assouvir dans sa relation sexuelle avec un homme d’une classe inférieure. Pour elle, c’est donc un jeu, car elle semble avoir un dégoût de la chose sexuelle. Mais à partir du moment où elle s’offre à Jean, les rôles sont inversés: la maîtresse devient l’esclave du valet. Julie se fait alors prendre à son propre jeu."
"La lutte des classes met en lumière la lutte des sexes", poursuit Hyndman. Mademoiselle Julie, je pense que c’est Strindberg. C’est la transposition de toutes ses névroses. Julie représente sa folie, son désespoir, ses rapports compliqués avec l’autre sexe (ses trois mariages ont été des échecs…) et la décadence des élites de sa société."
Violence et passion
Considéré comme le père du théâtre naturaliste, Strindberg (1849-1912) fut un écrivain prolifique: 58 pièces et aussi des romans, des nouvelles, des récits autobiographiques, des pamphlets. À l’aube de la Révolution industrielle, son oeuvre annonce un monde nouveau dans lequel les rapports entre les humains deviendront plus complexes avec l’arrivée de la psychanalyse, du marxisme, du nihilisme, entre autres mutations sociales et métaphysiques.
La pensée de Strindberg est marquée par la philosophie (il a été touché par les théories de Kierkegaard et celles de Nietzsche). Les exégètes estiment que son théâtre "passe avec aisance du naturalisme le plus cru au symbolisme le plus aérien".
En effet, quand Mademoiselle Julie devient publique, la violence et la crudité de certaines répliques choquent les Scandinaves. Il faut dire qu’en 1888, une femme qui affirmait sur scène: "Tu penses que je t’aime tout simplement parce que mon sexe désirait ton sperme!" devait en faire sourciller quelques-uns…
Finalement, Mademoiselle Julie triomphera à Paris avant Stockholm. Et l’auteur devra attendre 18 ans avant de voir son texte créé en Suède (en 1906). Peu importe. Il est déjà conscient que sa pièce fera date. Il ne se doute pas, toutefois, que son oeuvre préfigure certaines pièces-phares qui marqueront le 20e siècle – celles de Koltès, de Williams, de Pirandello ou d’Albee, par exemples.
D’ailleurs, pour les deux acteurs, Mademoiselle Julie, autant dans la complexité que dans la cruauté des rapports humains, fait penser aux Bonnes de Genet. "Jean est un instrument de la folie de Julie, estime James Hyndman. Et Julie est un moyen pour Jean de sortir d’une condition sociale qu’il n’accepte pas. Finalement, ils s’utilisent l’un l’autre comme Solange et Claire dans Les Bonnes. Il n’y a ni bourreau ni victime."
"C’est une pièce très fluide, pleine de mystères, de non-dits, remarque Anne-Marie Cadieux. On y entre comme dans un torrent, emporté dans une fuite vers l’avant. Au début de la pièce, on trouve Julie assez folle. Mais, peu à peu, on se rend compte de la puissance des forces autodestructrices qui l’habitent. Elle n’a d’autre choix que de se laisser aller vers la mort…"
Actrice fétiche
Anne-Marie Cadieux collabore pour la septième fois avec la metteure en scène Brigitte Haentjens (celle-ci a dirigé la comédienne dans Électre, Malina, Quartett, Marie Stuart, notamment). Pour sa part, après La Nuit juste avant les forêts, de Koltès, James Hyndman retrouve Brigitte Haentjens pour une seconde fois.
Tous les deux ne tarissent pas d’éloges pour cette femme de théâtre reconnue pour son intégrité, sa passion et ses convictions profondes. "Pour Brigitte, explique son actrice fétiche, la salle de répétition représente un terrain de liberté, un champ d’exploration. Il y a donc de la place pour toutes les propositions possibles."
"En effet, renchérit James Hyndman, elle préfère poser des questions plutôt que de donner des réponses. Et c’est très stimulant pour un acteur. C’est une artiste possédant une capacité extraordinaire à faire confiance à son équipe, aux gens qui l’entourent dans le processus de création d’un spectacle."
Profitons de l’occasion pour nommer ces gens-là. La comédienne Annie Berthiaume, dans le rôle de la cuisinière, donnera la réplique à Cadieux et Hyndman. Les concepteurs sont Anick La Bissonnière, au décor; Julie Charland, aux costumes; Guy Simard, aux éclairages; Robert Normandeau, à la musique; et Angelo Barsetti, aux maquillages et aux coiffures.
Du 1er au 26 mai
À l’Espace Go
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