François Girard : Le degré zéro du théâtre
Le cinéma, le musée, l’opéra, et maintenant le théâtre. Le talent de François Girard ne connaît pas de frontières… artistiques.
Le cinéma, le musée, l’opéra, et maintenant le théâtre. Le talent de François Girard ne connaît pas de frontières… artistiques. La relation du réalisateur avec l’art dramatique est pourtant une histoire truffée de rendez-vous manqués. "Ça fait longtemps que j’y pense, indique François Girard. J’ai eu plusieurs projets. Il y a toutes sortes de choses dans mes tiroirs qui sont en relation avec le théâtre. Même que Trente-deux films brefs sur Glenn Gould était à la base un projet de théâtre. J’ai commencé à travailler sur cette pièce, et c’est devenu un film. Ma nature de cinéaste a pris le dessus… Alors, ce rêve-là est resté en plan."
Il a fallu que Wajdi Mouawad, directeur artistique du Quat’Sous, lui glisse Novecento, un texte d’Alessandro Baricco, pour que cette première mise en scène se concrétise finalement. François Girard connaissait déjà le célébrissimo auteur italien, chouchou de la critique et du public, notamment pour avoir brièvement travaillé sur une adaptation de son roman Soie. Jalonnés par l’amour de la musique, les chemins du réalisateur de Cargo et de l’auteur d’Océan mer étaient faits pour se rencontrer.
Ce qui s’est fait de plusieurs façons. "C’est un critique de musique, et il a vu mon film sur Glenn Gould dès sa sortie, puis la suite de mon travail. Il y a là une espèce de chemin croisé. Ça me plait bien. Car en dehors de ses thématiques brillantes, Baricco, c’est d’abord un grand raconteur d’histoires. Et ça, c’est mon métier: raconter des histoires."
Ce n’était pourtant pas la dimension musicale qui enchantait le cinéaste mélomane dans ce récit d’un grand pianiste de jazz né avec le XXe siècle sur un paquebot faisant la navette entre l’Amérique et l’Europe. De prime abord, cet aspect de Novecento embêtait plutôt le réalisateur du Violon rouge, conscient de la réputation de "monsieur musique" qu’on lui a faite. Or, son intérêt pour cette pièce loge ailleurs.
"J’aime bien l’esprit de Baricco, comment il voit le monde, explique-t-il. Il s’approprie les lieux, l’Histoire d’une façon complètement personnelle et poétique. En apparence, on croirait par exemple que Baricco se situe totalement en marge de la question des identités culturelles, un débat très actuel, partout. À l’heure de la redéfinition des frontières dans la globalisation, il y a tout un discours sur la langue, les territoires culturels, l’identité, l’appartenance à un lieu. Baricco, lui, a écrit une pièce sur un personnage qui n’a même jamais mis le pied à terre, ce qui en fait presque un extraterrestre. Il n’appartient à aucun lieu, à aucune culture, il vient d’un bateau en mouvance, qui s’arrime sporadiquement à des ports sans jamais s’y attacher. En même temps, par ce geste-là, Baricco se situe lui-même dans le débat sur les identités. Novecento est une espèce de spécimen culturel qui permet de mettre au défi certaines conceptions qu’on peut avoir de l’appartenance et de l’identité. Et pour nous, quand on connaît la sensibilité des Québécois par rapport à cette question-là, moi je trouve ça très amusant."
Vision du monde
Pourtant, cet étonnant personnage, dont on découvre l’histoire grâce au récit de son meilleur ami (Pierre Lebeau), connaît le monde sans l’avoir vu. "Comme on est tous allés au Japon avant d’y aller, note François Girard. Par le cinéma, par la littérature, par la représentation. Novecento, c’est un personnage en pure situation de représentation, qui a vu passer le monde sur son bateau, sans jamais en descendre. Mais quelle différence cela fait-il? On connaît tous des fanatiques de la culture italienne qui n’ont jamais mis les pieds en Italie. Est-ce qu’ils la connaissent moins pour autant? Qu’est-ce que l’Italie? Le sol où l’on marche, ou cette représentation mentale nourrie au fil des oeuvres, en lisant Dante ou en voyant Fellini? Moi, je suis très solidaire de cette vision du monde. Je me suis senti chez moi dans cette histoire-là."
Parallèlement, le cinéaste voyageur prépare aussi son quatrième long métrage de fiction, La Femme du magicien (adapté d’un roman de Brian Moore), qui sera tourné en France et au Maroc. Un autre film éclaté entre plusieurs pays… Un artiste sans appartenance, François Girard? "Je pense être très ancré dans ma ville, dans ma culture, réfute-t-il. Mes films ne donnent pas cette vision-là, mais je pense qu’on voyage bien si on sait qui, on est et d’où l’on vient. Moi, j’ai le sentiment de savoir d’où je viens. Parce que mon éducation m’a donné ça, que la culture des Québécois est forte, et qu’on n’y échappe pas impunément. Il y a des aspects pervers à ça, mais je pense que c’est une force à plusieurs égards."
Avec Novecento, le metteur en scène veut d’abord offrir "une histoire qui vaut la peine d’être racontée, peu importe qu’on soit au théâtre, au cinéma ou chez soi en train de lire". Et au-delà des évidentes différences de processus, il exerce le même métier. "Je suis assez mauvais pour faire les distinctions entre les formes d’art, parce que ce qui m’intéresse le plus, c’est de les rapprocher, dit-il. Le rapport au public est exactement le même. Il y a un public captif dans une salle, on fait le noir, et là tout est permis. La question est de savoir ce que tu fais avec ce privilège qui t’est donné."
Reste qu’avec ce solo qui capte la quintessence de l’art théâtral, on est loin de la grosse machine cinématographique… "C’est un peu le degré zéro du théâtre. Un acteur, un texte, un public. Il y a là une instantanéité, une spontanéité qui sont évidemment d’un grand intérêt pour moi."
"Cette mise en scène ne fait que raviver mon désir de faire du théâtre. C’est un lieu privilégié, un espace protégé où l’on peut travailler sur des choses sensibles, risquées, délicates, sans se sentir constamment menacé par les intrusions inopportunes, qui sont le lot du cinéma. Franchement, faire un film, c’est l’art de se débarrasser des indésirables…"
Jusqu’au 2 juin
Au Théâtre de Quat’Sous