Rwanda 94 : Le devoir de mémoire
Scène

Rwanda 94 : Le devoir de mémoire

Horrifié par le génocide rwandais, JACQUES DELCUVELLERIE a passé quatre ans à préparer un hommage théâtral au million de victimes de l’extermination massive de 1994. Avec le collectif Groupov, il a conçu un spectacle-choc de six heures dans lequel des rescapés de l’hécatombe témoignent. À l’invitation du FTA, Rwanda 94 devait faire escale à Montréal. Or Immigration Canada refuse d’accorder leurs visas à deux comédiens! Le festival espère faire renverser cette décision d’ici le 31 mai.

Un million de morts, est-ce que ça change le monde? Le metteur en scène Jacques Delcuvellerie craint que non, à voir la rapidité avec laquelle les atrocités commises au Rwanda ont été oubliées. Dans l’espoir que jamais plus des êtres humains ne soient exterminés dans l’indifférence générale, le directeur du collectif belge Groupov s’amène à Montréal avec une création collective à la limite de l’insoutenable, qui multiplie les formes d’expression artistique pour donner un visage humain au "million de fois une personne" disparues durant l’holocauste rwandais. Inexplicable, indicible, innommable, la boucherie du Rwanda? Groupov démontre le contraire. Exit les cadavres anonymes et boueux filmés le long des routes: une mère nous raconte en détail la mort de ses enfants, décapités. Un homme confie qu’il a bu l’eau d’un ruisseau où flottaient des morceaux de corps des membres de sa famille. La réalité dépasse la fiction, les meurtres perpétrés au Rwanda excèdent en horreur tout ce qu’Hollywood a imaginé.

Rwanda 94 ne ressemble à rien de ce que vous avez déjà vu sur scène. "Évoquer un génocide, c’est impossible, parce que cette réalité dépasse les moyens d’une expression artistique, quelle qu’elle soit, explique Jacques Delcuvellerie en entrevue téléphonique de Belgique. Il est impensable de restituer quelque chose de cet événement par les seuls moyens du théâtre, ou de la musique, ou des images. Tout excède ce que l’on pourrait en dire."

Afin de nous faire vivre cette sale guerre (plus de 10 000 victimes par jour, tuées à coups de machettes, de massues, brûlées vives ou enterrées vivantes), Delcuvellerie et sa compagne Marie-France Collard, qui se consacrent au théâtre expérimental depuis 20 ans, ont recueilli des témoignages. Chants et mélopées traditionnelles, musique jouée live par un trio à cordes, une clarinette et un piano-forte, sketchs burlesques et comédie musicale, marionnettes géantes et images s’ajoutent à ces récits. Difficile de résumer Rwanda 94. Disons simplement que cet opéra nouveau genre (dont la musique a été composée par l’Américain Garrett List) est constitué d’un long témoignage, d’une mini-conférence sur l’histoire du Rwanda et de la Cantate de Bisesero, un éloge à la résistance, dont les textes troublants sont inspirés d’une enquête d’African Rights. En chantier depuis plus de quatre ans, Rwanda 94 a déjà été présenté à Liège, Marseille et Bruxelles, ainsi qu’au Festival d’Avignon.

Un génocide invisible
"Je ne suis pas une comédienne." C’est sur ces mots que Yolande Mukagasana entame son témoignage. Durant les 40 premières minutes de Rwanda 94, l’ex-infirmière tutsi raconte d’une voix calme le génocide de sa famille. La mort de son mari, dont la dépouille a été attachée à un tracteur et promenée dans le village. Celle de ses trois enfants, dont l’aînée a été enterrée vivante dans une fosse commune avec les cadavres des deux autres. "Ce sont mes voisins qui ont tué mes enfants", confie-t-elle. Entre 800 000 et 1 000 000 de Rwandais ont péri en trois mois dans des conditions aussi abominables. Jacques Delcuvellerie a voulu leur donner un visage. "C’était très important de commencer le spectacle avec une personne. Cette femme qui adorait ses enfants, c’est un être singulier, et non un chiffre anonyme."

Seule survivante de sa famille, Yolande Mukagasana vit aujourd’hui en Belgique. Terrée durant 11 jours sous un lavabo, elle s’est juré de consacrer sa vie à raconter le génocide si elle en réchappait. "Je déclare à la face de l’humanité que quiconque refuse de prendre connaissance du calvaire du peuple rwandais est complice des bourreaux. Le monde ne renoncera à être violent que lorsqu’il acceptera d’étudier son besoin de violence. Je ne veux ni terrifier ni apitoyer. Je veux témoigner", dira-t-elle sur scène.

L’intention des cinq auteurs de Rwanda 94 est d’offrir "une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants. Les morts sont en quelque sorte les commanditaires du spectacle. Et les survivants sont les garants du fait que nous ne trahissons pas la mémoire des victimes."

"À l’origine de la pièce, il y a une révolte contre ce qui était en train d’advenir dans l’indifférence générale. Nous étions enragés par le fait que, dans un siècle qui finissait en répétant jusqu’à écoeurement "Plus jamais ça", une extermination ait lieu, au vu et au su du monde entier. C’est comme si cela n’avait pas d’importance: c’étaient des nègres, ça ne comptait pas." Jacques Delcuvellerie se souvient qu’alors que Roméo Dallaire tentait d’obtenir du renfort (ce qui, selon le général canadien, aurait pu dissuader les extrémistes d’attaquer la population), l’attention médiatique était uniquement tournée vers les Balkans. Il faut dire que le Rwanda n’a rien pour lui: pas de richesse, de minerai ou d’agriculture…

Selon le metteur en scène, les réseaux de télé ont raté une belle occasion de secouer la léthargie du public. Peu d’images du génocide lui-même ont été diffusées. Tandis qu’au cinéma, des millions sont investis pour reconstituer des guerres (ou des moments-clés, comme Pearl Harbor), la télé, elle, semble répugner à les montrer.

Les caméras auraient-elles dû jouer davantage les charognards? "Si je dis un million de morts, il n’y a pas de réaction, si je montre quelques dizaines de cadavres, c’est révoltant. Pourquoi?" s’étonne dans la pièce Bee Bee Bee, une journaliste qui s’interroge sur la pertinence de diffuser une séquence d’images carrément insoutenables. Elle nous les montrera. "Ces images, c’est presque la totalité de ce qui est disponible, un autre indice de l’indifférence des médias. Les fonds d’archives des télés du monde permettent de réunir au mieux un quart d’heure d’images prises durant le génocide. On parle d’un génocide invisible. Et aujourd’hui, qui n’a pas d’images n’existe pas."

À la différence de la télé, affirme Jacques Delcuvellerie, Groupov a pris le temps de bien faire les choses. "Nous avons rencontré des survivants, des anthropologues, des journalistes. Il ne s’agissait pas de raconter à leur place les problèmes des Rwandais, mais de se pencher sur la responsabilité des Occidentaux en Afrique. Nous avons voulu laisser longuement la parole aux Rwandais, puis examiner quelle part nous avions prise à la genèse de l’événement."

Théâtre documentaire
La réalité est une notion qui semble embarrasser les metteurs en scène d’ici. Jacques Delcuvellerie observe le même phénomène de l’autre côté de l’océan. "Groupov va à contre-courant du théâtre actuel, mais pas de l’histoire du théâtre. De Shakespeare à Brecht, en passant par Peter Weiss, beaucoup d’auteurs sont liés à l’histoire. On peut se questionner sur le fait que, depuis quelque temps, le théâtre soit beaucoup plus narcissique. Pourquoi les auteurs exposent-ils la sphère intime en la coupant de son contexte?" Aujourd’hui, remarque le metteur en scène, les artistes ne créent plus d’oeuvres contestataires, ils signent des pétitions.

Le père spirituel de Groupov croit que les artistes ont un rôle à jouer pour que le fameux "jamais plus" soit davantage qu’un voeu pieux. "Ce qui se passe en Europe, où des partis néofascistes se retrouvent associés au pouvoir, était inimaginable il y a 20 ans. Aux États-Unis, le résultat des dernières élections n’a rien de rassurant! Le racisme est toujours vivace".

"Le gens n’ont rien appris des génocides du XXe siècle. Je pense qu’une extermination pourrait recommencer demain, sans que l’on ne réagisse mieux, ou plus vite."

Les 1er, 2 et 3 juin
À l’Usine C

NDLR- Au moment d’aller sous presse, il était impossible de savoir si Rwanda 94 serait présenté comme prévu, le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration ayant refusé d’accorder leur visa d’entrée à deux comédiens d’origine rwandaise, qui résident respectivement en France et en Belgique. La directrice générale du FTA, Marie-Hélène Falcon, poursuivait les démarches pour faire que soit renversée la décision.


Honte au Canada !
Au moment d’aller sous presse, la direction du Festival de Théâtre des Amériques ne savait toujours pas si Rwanda 94 serait présenté. Rappelons que les fonctionnaires d’Immigration Canada, à l¹Ambassade de Paris, ont refusé d’émettre des visas à deux comédiens rwandais qui font partie du spectacle. Ironie du sort, ces deux membres de la troupe Groupov ont déjà obtenu un statut de réfugiés en règle (l’un en France, l’autre, en Belgique). Ils ne peuvent donc aucunement demander asile au gouvernement canadien. Ce n’est pas la première fois qu¹Immigration Canada empêche des artistes étrangers de venir présenter leur travail au pays. En 1995, le FTA avait dû annuler un spectacle d¹une troupe algérienne pour des raisons similaires. Immigration Canada ferait-elle preuve de plus de tolérance envers des criminels de guerre?

Plusieurs artistes québécois se sont mobilisés, mercredi dernier, pour dénoncer cette situation aberrante. La metteure en scène Ariane Mnouchkine va aussi prendre publiquement position à faveur des interprètes rwandais dans le journal Le Monde. Comme quoi "le plus meilleur pays au monde" n¹est pas le plus accueillant.

(Luc Boulanger)