La Face cachée de la lune : Objectif coeur
Scène

La Face cachée de la lune : Objectif coeur

Il y a deux Robert Lepage: la star qui s’amuse avec les technologies de la scène comme un enfant découvrant de nouveaux jouets; et l’artiste qui utilise la technologie pour repousser les limites de son art.

Pendant ce temps les hommes grimpent dans l’espace… Ils laissent des traces de souliers sur la Lune…

Pablo Neruda

Il y a deux Robert Lepage: la star qui s’amuse avec les technologies de la scène comme un enfant découvrant de nouveaux jouets; et l’artiste qui utilise la technologie pour repousser les limites de son art. Le dernier, intuitif et inventif, est beaucoup plus intéressant que le premier, superficiel et branché. Par chance, c’est bien l’artiste qui est à Montréal ces jours-ci pour clôturer le Festival de Théâtre des Amériques (FTA). Il présente à l’Usine C, à guichets fermés, La Face cachée de la lune, spectacle créé il y a plus d¹un an, et qui sera défendu l¹automne et l¹hiverprochain, en Europe et aux États-Unis, par le comédien Yves Jacques.

Dans sa dernière création solo, qu’il annonce comme largement autobiographique, Lepage raconte l’histoire de Philippe, un éternel étudiant en philo et un idéaliste rongé par l’amertume, qui boucle ses fins de mois en faisant de la sollicitation téléphonique. À la suite du décès de sa mère, Philippe tente un difficile rapprochement avec son frère aîné, un présentateur météo à la télé, homosexuel, et autrefois favori de la tendresse maternelle. À ce drame familial, le metteur en scène a superposé un autre conflit, celui entre les Américains et les Soviétiques pour conquérir le cosmos durant les années 60 et 70.

Pour son doctorat qu’il tente, en vain, de terminer, Philippe – un homme qui se sent plus proche des extraterrestres que de son espèce – défend l’hypothèse que la conquête de l’espace ne serait finalement que le reflet du grand narcissisme des hommes.

Amour-propre, vanité, fierté, orgueil… La Face cachée de la lune dévoile un visage peu flatteur du genre humain, qui soigne davantage son corps que son âme, se perdant trop souvent dans de futiles batailles d’ego.

Ne tombons pas ici dans la facilité de l’auto-analyse d’un artiste. L’artiste nous montre, après tout, ce qu’il veut bien nous montrer. Mais depuis 25 ans, cet as de la fuite vers l’avant revient périodiquement au solo pour prendre un congé de son agenda chargé et se rapprocher de son public. Et c’est là que le langage scénique de Lepage m’apparaît le plus pertinent. Car il parle directement à ses contemporains, avec une aisance sublime et une belle fluidité.

Dans Vinci, il a représenté une figure marquante de l’histoire de l’art pour illustrer sa passion du théâtre; dans Les Aiguilles et l’Opium, il a exorcisé les blessures de son coeur brisé par une inoubliable peine d’amour; dans Elseneur, il a décortiqué ce monument de la littérature qu’est le Hamlet de Shakespeare. Et maintenant, pour La Face cachée de la lune, il retouche à une matière "intime et personnelle"… pour utiliser des mots familiers. Il exprime le besoin que nous avons de faire la paix avec nos proches, morts ou vivants, pour évoluer dans la vie. Or, pour se réconcilier, il faut d’abord marcher sur son orgueil.

La traversée du miroir
Au début du spectacle, un miroir fait face au public qui, éclairé par les projecteurs, admire son reflet. Le miroir et sa structure vont pivoter. Robert Lepage, tel Orphée, traverse le quatrième mur afin de nous faire le récit des souvenirs doux et amers de sa jeunesse.

Outre l’imposante structure métallique qui barre complètement la scène et les projections, le décor est assez minimal. Lepage a recours à une caméra vidéo et très peu d’accessoires: une marionnette, un séchoir, une machine à laver et, surtout, une planche à repasser servant à évoquer des appareils de conditionnement physique ou la table d’examen d’un cabinet de médecin, par exemple.

Tout le génie de ce spectacle (et de l’art de Lepage) réside dans l’infini réseau de correspondances que tisse l’artiste entre son imaginaire et celui du public. C’est connu, le metteur en scène a la capacité de transformer de simples objets du quotidien en des images scéniques riches, signifiantes, poétiques: une navette spatiale, une rampe de lancement, un trip d’acide, mais aussi un bar, un studio de télé, etc.

Seuls bémols: la représentation éprouve quelques temps morts, et le texte reste parfois en surface, flirtant avec un humour facile. Côté interprétation, l’acteur incarne sans faille plusieurs personnages, livrant une performance remarquable. Je n’avais pas vu Lepage aussi solide et naturel sur scène depuis son tout premier solo, Vinci, au Quat’Sous, en 1986. Son étrange personnage de Philippe nous laisse littéralement en état d’apesanteur dans la magnifique scène finale, semblant flotter dans l’espace vide, au son de la Sonate au Clair de lune de Beethoven. Libre, seul, et, peut-être, enfin en paix avec lui-même.