Gaétan Soucy : La condition humaine
Pour l’auteur de La petite fille qui aimait trop les allumettes, le théâtre peut être un lieu privilégié dans le combat pour la dignité humaine. Avec sa pièce Catoblépas, il signe sa première – mais sans doute pas sa dernière – incursion au théâtre. "Une des belles expériences" de sa vie.
Ils semblaient faits pour s’entendre, ces deux-là. Le metteur en scène réputé pour sa rigueur, et l’auteur encensé, qui n’en demande pas moins à l’art. Sous les auspices d’une admiration mutuelle, la rencontre a eu lieu. Elle a engendré Catoblépas, première pièce de Gaétan Soucy mise au monde par Denis Marleau, présentée au dernier FTA, et reprise dès le 11 septembre au Théâtre d’Aujourd’hui.
Il faut dire que la conception de l’art de l’intense Gaétan Soucy est absolument le contraire du divertissement. "Il s’agit de provoquer des cauchemars chez le lecteur ou le spectateur, énonce l’auteur. Sinon, la littérature et le théâtre n’ont pas beaucoup de sens. Les gens se comportent comme des imbéciles: ils fuient constamment la conscience de la condition humaine, la réalité de la mort, parce qu’on les entretient dans l’idée qu’il faut être bien dans sa peau."
"La littérature, c’est mettre le nez du chien dans sa crotte, réaffirme Soucy. On essaie de plus en plus de "vendre" la culture comme étant un moyen d’évasion. C’est une conception avilissante, non seulement de l’art, mais aussi de l’être humain. La noblesse de l’être humain consiste justement dans cette conscience claire qu’il se donne de la condition qui lui est imposée: être mortel et le savoir, savoir que les êtres aimés sont voués à la mort. Une idée terrible, mais qu’il ne faut pas fuir. Cette simple conscience est déjà un appel à tenter de faire quelque chose de soi, à être autre chose qu’un imbécile consommateur de bonheur. René Char disait: "Le seul avantage qu’on a sur la mort, c’est de pouvoir faire de l’art avant elle.""
Denis Marleau lui a proposé de travailler suivant certaines contraintes qui "excitaient ma liberté créatrice", soit de soumettre son texte aux comédiennes au fur et à mesure de son écriture. "C’était très curieux pour moi de rencontrer immédiatement celles qui avaient à incarner mes personnages. Mais quand on est un créateur un peu sérieux, on a soif de contraintes. C’est ça qui est difficile quand vous écrivez un livre: vous êtes absolument libre. Et on ne peut pas créer dans la liberté pure, sauf en se donnant librement des contraintes. Sinon, ça devient n’importe quoi. J’ai l’impression qu’un des grands défauts des écrivains, en ce moment, c’est qu’ils ne savent pas se donner de contraintes."
Catoblépas renoue avec l’héroïne de La petite fille qui aimait trop les allumettes. Vingt ans après la fin du roman, l’ex-psychiatrisée Alice (Annick Bergeron) retrouve la religieuse (Ginette Morin) qui a élevé l’enfant incestueux qu’on lui a arraché à la naissance. La pièce, d’une sobriété absolue, dévoile le dialogue entre ces deux femmes très différentes qui se disputent la possession maternelle d’un fils aussi génial que monstrueux…
Ce prof de philo y voit la "tragédie de femmes qui fuient leur condition mortelle", tant notre peur de la Grande Faucheuse peut prendre différents visages. "Tout notre désespoir s’investit dans cette quête. Paradoxalement, cette conscience de la mort refuse de voir ce qu’elle voit. Alors, on déplace. Par exemple, le raciste détourne sa peur de la mort sur une couleur de peau, qui lui permet de rendre quelqu’un responsable. Le vrai problème avec la condition humaine, c’est qu’on ne peut condamner personne."
Inspirée de l’épisode biblique des deux prostituées proclamant chacune devant le sage roi Salomon la maternité du même enfant, Catoblépas se présente comme "une tentative de ramener le théâtre à ses origines sacrificielles, à sa terreur originale – le théâtre et la fiction étant certainement nés d’une volonté de différer ce meurtre-là". "Il fallait pour moi que l’écriture dramatique représente aussi une réflexion sur ce qu’est le théâtre. J’ai mis un an de ma vie à écrire les 35 pages de cette pièce…"
En attendant son prochain roman, presque terminé mais qui paraîtra en septembre 2002, l’auteur vit toujours les contrecoups de sa remarquable et remarquée Petite fille…, traduite un peu partout. D’humeur sombre, il avoue relever de deux ans de "quasi-dépression", comme s’il avait reçu une "raclée d’honneurs"… Le battage médiatique n’a pas produit que de beaux fruits.
"Ça a attiré beaucoup de haine, d’envie. Mais pas chez les vrais créateurs. Il y a ceux qui écrivent parce qu’ils sentent un appel de la littérature, et ceux pour qu’on dise qu’ils sont écrivains… De me retrouver au théâtre a certainement été une bonne chose. Dans la mesure où j’ai travaillé avec des gens, j’ai partagé le risque de la création."
Du 11 septembre au 6 octobre
Au Théâtre d’Aujourd’hui