Jérôme Bel : L'anticonformiste
Scène

Jérôme Bel : L’anticonformiste

Le Festival international de nouvelle danse s’ouvrira la semaine prochaine avec le spectacle du mouton noir des chorégraphes européens, The show must go on de JÉRÔME BEL. Ce dernier a bien voulu répondre à nos questions, mais seulement par courriel.

Le spectacle d’ouverture de la dixième édition du Festival international de nouvelle danse déclenchera sans doute des réactions extrêmes. Présenté en Europe depuis janvier, The show must go on divise les salles: d’un côté, les admirateurs n’en reviennent pas de la nouveauté et de l’audace du show auquel ils sont conviés; de l’autre, des détracteurs quittent furieux la salle ou, pire, manifestent ouvertement leur mauvaise humeur durant la représentation. La cause de leur fureur? Avoir payé pour une chorégraphie qui n’en est pas une, signée par le Français Jérôme Bel!

Sur scène, 18 interprètes habillés comme vous et moi se déhanchent, écouteurs vissés aux oreilles, sur des succès de Lionel Richie, George Michael ou encore David Bowie. En prime, un D.J. en direct, qui est autant à l’aise dans la pop que dans la techno. Au cours des 90 minutes qui suivent, le public se demande dans quelle sorte de galère il s’est laissé entraîner: est-ce de la danse? du théâtre? Certains partagent même l’impression d’être acteurs plutôt que spectateurs. Un peu plus, et leurs noms apparaîtraient au programme!

En tout cas, la direction artistique du FIND n’aurait pu trouver mieux pour incarner le thème de son festival, "Le grand labo". Car, The show must go on nage dans les eaux de la performance et se situe à des années-lumière de l’esthétisme chorégraphique valorisé dans les années 80. Les principaux apôtres de ce nouveau courant qui privilégie le corps avant la danse ou questionne les codes du spectacle habitent l’Allemagne, la France, l’Espagne et le Portugal. Plusieurs sont d’ailleurs invités à la dernière édition du FIND. Outre Jérôme Bel, on retrouve Boris Charmatz, Maria-José Ribot, Xavier Le Roy et le Quatuor Albrecht Knust. Plus près de nous, Benoît Lachambre et Lynda Gaudreau, qui ont incidemment travaillé plusieurs années en Europe, s’inscrivent dans ce mouvement né au tournant des années 90.

Prenons les Français par exemple. Issus des centres chorégraphiques nationaux, d’importantes pépinières de talents, les jeunes chorégraphes qui font aujourd’hui la couverture médiatique n’ont plus grand-chose à voir avec leurs prédécesseurs. Ils valorisent plus que jamais la liberté de création. "C’est une autre manière de faire les choses, explique la directrice du FIND, Chantal Pontbriand. L’idée chez eux, c’est de produire un spectacle qui ne va pas nécessairement partir en tournée. Bien sûr, ils se déplacent dans le monde mais avec une troupe qui change de visage selon le projet."

Liberté artistique
Mais revenons à Jérôme Bel, le fautif ou l’esprit génial à l’origine de The show must go on. Ex-danseur d’Angelin Preljocaj, de Daniel Larrieu et de Régis Obadia, il a aussi travaillé, en 1992, comme assistant de Philippe Découflé aux cérémonies d’ouverture et de fermeture des Jeux olympiques d’hiver à Albertville. Après cette expérience enrichissante dans tous les sens du terme, il s’enferma chez lui, à Paris, pour lire des ouvrages philosophiques.

Optant pour l’emploi du courrier électronique afin de faire la promotion de son spectacle, Jérôme Bel explique son virage professionnel. "Je ne sais d’où vient mon désir de chorégraphier – que je n’ai d’ailleurs pas réalisé puisqu’il n’y a pratiquement pas de danse dans mes spectacles. Mais c’est vrai que j’ai passé deux années à lire Barthes, Foucault, Althusser, Deleuze et Bourdieu. Leurs écrits ont stimulé de manière évidente mon premier travail (Nom donné à l’auteur, en 1994) et les suivants. Par ailleurs, ma participation aux Jeux olympiques d’hiver fut exaltante. La personnalité de Philippe m’a encouragé à me mettre au travail. Finalement, le fait d’avoir gagné beaucoup d’argent m’a permis de lire pendant deux ans!"

Manifestement, l’artiste de 37 ans déteste les étiquettes et les journalistes qui s’obstinent à le désigner comme chef de file d’une nouvelle génération de chorégraphes. "Je n’appartiens à aucune sorte de génération, écrit-il. Je partage des affinités électives avec des collègues qui appartiennent à différentes générations. La formule est généralement utilisée par des journalistes paresseux, inconséquents et incultes (ce qui est un comble!). Par ailleurs, le corps n’a été le sujet que d’un seul spectacle en 1995. Il fallait que je passe par cette étape vu mon projet artistique: une analyse approfondie des systèmes de la représentation et de ses codes. "

Drôle de bonhomme, ce Jérôme Bel: aussi inclassable que ses oeuvres. Chorégraphe qui se désigne comme metteur en scène, il travaille avec des acteurs plutôt qu’avec des danseurs. En revanche, il déclare entretenir des relations privilégiées avec les oeuvres de William Forsythe, Merce Cunningham ou Jan Fabre. "Dans The show must go on, je théâtralise la danse. C’est une pièce de théâtre dont le sujet est le mouvement, la danse, le corps. Je ne fais plus d’ailleurs de différence entre le théâtre et la danse. Ce qui m’intéresse c’est de travailler pour la scène." "C’est un grand dramaturge, déclare avec enthousiasme Chantal Pontbriand. En sa présence, on a l’impression d’être avec un homme de théâtre. C’est quelqu’un qui s’exprime avec force et passion."

Les prochains projets de Jérôme Bel continuent d’entretenir l’ambiguïté artistique. Ainsi, il compte réaliser cet automne, dans un théâtre à Hambourg, une chorégraphie dont les mouvements seront effectués par les éléments scéniques d’une salle à l’italienne! Plus tard, il souhaite monter avec des acteurs italiens une pièce de théâtre de son cru. Mais il doute de pouvoir mener à terme son projet, car les comédiens "sont gênés par la pièce". Enfin, après une année sabbatique, il pourrait concevoir une oeuvre pour le ballet de l’Opéra de Paris.

Le show est dans la salle
Quoi qu’en dise Jérôme Bel, ses chorégraphies (si chorégraphie il y a!) font l’événement. Elles surprennent, dérangent, questionnent tout en faisant rire. La première ébauche de The show must go on s’est déroulée l’été dernier dans le cadre de l’événement Potlatch – qui réunissait une vingtaine de chorégraphes – au centre chorégraphique national de Montpellier. Mais les premières vraies représentations eurent lieu cet hiver au Théâtre de la Ville à Paris. Le spectacle affichait complet avant même le jour de la première. "Depuis les premières représentations, nous essayons de rendre notre travail de plus en plus sobre, de comprendre ce que nous avons fait et d’être ainsi le plus précis possible", écrit-il.

Selon le très sérieux quotidien Le Monde, les producteurs s’arrachent le chorégraphe. Pourtant, son style a de quoi effrayer les amateurs de la belle danse. "Cet engouement est très relatif, précise le principal concerné. Mes spectacles sont controversés et j’ai l’impression que le public exige toujours de la "belle danse", et moi aussi d’ailleurs. Mais je n’arrive pas à la faire. C’est pour ça que je travaille la danse de manière oblique ou détournée."

Contrairement aux méchantes langues qui dénoncent l’emploi facile d’une musique populaire dans The show must go on, c’est par conviction politique que Jérôme Bel défend son choix musical ainsi que le choix des acteurs qui proviennent de tous les horizons (il y a un professeur de grec et un autre de philosophie, des chorégraphes, des comédiens, un architecte, des chômeurs, etc.). "Je tenais pour cette pièce à travailler un matériel qui appartienne le plus possible à tout le monde, autant aux acteurs qu’aux spectateurs. J’aime aussi qu’il n’y ait pas de domination des acteurs sur les spectateurs. L’identification du public à l’action chorégraphique devient ainsi plus facile."

De là à dire que ses spectacles incarnent l’anti-spectacle, il y a un pas qu’il ne franchit pas. "J’aime le spectacle et les miens sont de facture classique puisque j’utilise la forme traditionnelle du théâtre occidental du XXe siècle… On peut d’un autre côté ne pas apprécier leur minimalisme ou leur côté conceptuel, mais ça reste du théâtre."

Un théâtre mouvant qui évolue selon les réactions du public et qui exige de la troupe d’être constamment sur le qui-vive. "Les réactions au spectacle étant très différentes d’une ville à l’autre, il nous faut composer avec ces paramètres fluctuants. D’autant plus qu’un des enjeux du spectacle étant le public lui-même, chaque soir est donc différent et imprévisible."

Par ailleurs, le chorégraphe prend avec un grain de sel le départ des spectateurs avant la chute du rideau. Cependant, il s’insurge contre ceux qui chahutent ou crient leur indignation durant le show. "J’ai carrément envie de leur foutre un pain dans la gueule. Qu’ils hurlent leur haine durant les saluts me semble plus respectueux pour leurs concitoyens qui suivent avec intérêt la pièce. Ils ne sont tout de même pas devant leur télévision!"

Reste à savoir si le public montréalais, généralement plus respectueux que le public parisien, montera aux barricades. Les paris demeurent ouverts…

Les 19 et 20 septembre
Au Monument-National


Bande à part
Peu importe le type de festival, le plaisir de beaucoup de festivaliers se résume à vouloir être impressionnés, secoués, ébahis par des signatures inconnues. Le FIND ne fait pas exception, chaque édition entraînant son lot de découvertes. Réfugiés dans de plus petites salles comme Tangente, le studio de l’Agora ou encore l’Usine C, les spectacles de Xavier Le Roy, Maria-José Ribot, le Quatuor Albrecht-Knust ou encore celui de Christine de Smedt partagent les mêmes désirs de questionner le corps ou de chambouler les assises du spectacle, en s’acoquinant parfois avec les arts contemporains.

En Europe, ils incarnent la relève montante et leurs chemins ne cessent de s’entrecroiser. Par exemple, La Ribot a vendu un de ses solos à Jérôme Bel tandis que Xavier Le Roy signait, il y a quelques mois, un solo pour l’auteur de The show must go on. Le Roy a aussi participé à la genèse du spectacle du Quatuor Albrecht-Knust. "Il y a deux ou trois ans, les chorégraphes de cette génération se sont regroupés et ont revendiqué auprès du gouvernement français des nouvelles façons de subventionner la danse, car leur mode de fonctionnement – absence de compagnies, désir de se produire dans de petites salles, tournée aléatoire, entre autres – ne correspond pas aux critères actuels de financement", explique Chantal Pontbriand, directrice du FIND.

Premier exemple: La Ribot. Cette Espagnole qui vit à Londres se met souvent nue dans de courts solos qui se comparent à des oeuvres d’art. Le public se déplace au gré de l’évolution des pièces et peut même se porter acquéreur de l’une d’elles, contribuant ainsi à son financement. "Il y a une justesse et une force exceptionnelles dans les pièces de La Ribot, déclare Chantal Pontbriand. Elle dégage une sorte de transcendance, c’est une très grande artiste." La directrice du FIND compare l’humour de l’Espagnole à celui de la Portugaise Vera Mantero, autre invitée du Festival et belle découverte de la huitième édition du FIND consacrée au Portugal. Cette dernière présentera un petit bijou ludique: Poesia e Selvajaria, au cours duquel elle s’amuse à détourner de leur fonction des objets banals comme une machine à laver, un ballon de plage ou une douche.

Ancien biologiste spécialisé dans la recherche du cancer du sein, le Français Xavier Le Roy vit à Berlin et participe souvent à des projets multidisciplinaires. Il compose dans le solo Self-Unfinished des images fascinantes avec chaque membre de son corps comme si chacun avait une vie propre. Christine De Smedt, elle, fait danser des foules. À Montréal, près d’une centaine de non-professionnels exécuteront en trois tableaux des mouvements simples dictés par des danseurs. L’effet serait spectaculaire! Enfin, le Quatuor Albrecht-Knust s’intéresse à la danse américaine des années 60 et 70. La troupe française reconstitue de façon intelligente la chorégraphie minimaliste Continuous Project d’Yvonne Rainer. À la suite de cette création où elle questionne le rôle du chorégraphe, l’Américaine s’est recyclée dans le cinéma.

Voir aussi la chronique BPM sur le volet multimédia du FIND.