L'Orestie : Noces de sang
Scène

L’Orestie : Noces de sang

Le Théâtre du Nouveau Monde baigne dans l’histoire ces jours-ci. Avant de lancer la saison de son 50e anniversaire avec L’Avare de Molière, le TNM retourne aux sources du théâtre occidental en l’invitant une des plus anciennes compagnies européennes, l’Odéon, à défendre le texte fondateur de l’art dramatique en Occident. Quand la tradition éclaire le nouveau monde.

Si vous aimez le théâtre classique, les spectacles-fleuves, les mises en scène d’une esthétique aussi rigoureuse que dépouillée, la poésie dense, imagée, ainsi que les vieilles histoires intemporelles universellement racontées: alors rendez-vous au Théâtre du Nouveau Monde d’ici le 16 septembre. On y présente L’Orestie d’Eschyle par la troupe de l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

Cette production est en soi une magnifique réussite artistique. Mais je ne peux pas, objectivement, la recommander à tout le monde. En font foi les quelque 200 personnes qui ont quitté la salle, le soir de la première, bien avant la fin de la représentation s’étalant sur un peu plus de quatre heures avec deux entractes.

Vous voilà donc averti, parlons donc du spectacle.

On sait que L’Orestie (formée par Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides) est la seule trilogie de l’Antiquité à nous être parvenue. Eschyle, aîné de deux autres tragédiens antiques (Socrate et Euripide), a présenté sa pièce au public d’Athènes voilà plus de deux millénaires, 2459 ans pour être précis! Que le public d’aujourd’hui puisse entendre ce texte – à une époque où la durée de vie d’un événement se mesure souvent en termes de semaines -, cela tient déjà du miracle.

Quelle est donc cette très vieille et longue histoire que ne renierait sans doute pas Victor-Lévy Beaulieu? Celle d’un antique fléau hantant la famille des Atrides. Une histoire de meurtres et de trahisons qui éclatera avec le sacrifice d’Iphigénie, par son père Agamemnon, durant la guerre de Troie. Dix ans plus tard, au retour du roi victorieux au palais des Atrides, sa femme, Clytemnestre, sous les conseils de son amant Égisthe, tuera le guerrier. Puis, de retour d’exil, c’est au tour d’Oreste de venger son père. Il tue coup sur coup Égisthe et sa propre mère. Oreste sera condamné à fuir la malédiction des Érinyes à la suite du maricide. Mais la déesse Athéna, qui n’a jamais connu la douceur maternelle, "penche toujours pour le camp des hommes". Elle refusera de condamner Oreste et en appellera à la justice des mortels et à la sagesse des dieux.

Ombre, sang et finalement lumière, telles sont les grandes lignes de cette trilogie. Noir, rouge et blanc, telles sont les couleurs qui traversent la mise en scène du Français Georges Lavaudant. Son spectacle emprunte à toutes sortes de références culturelles et joue volontairement sur les anachronismes et les clins d’oeil. C’est ainsi qu’il évoque l’Espagne du flamenco et des traditions andalouses pour les meurtres orchestrés comme des corridas. Il donne des caractéristiques de parrain sicilien aux costumes de l’usurpateur du trône. Il transforme la statue de la déesse Athéna en bronze de Giacometti. Et, finalement, il tombe carrément dans une esthétique kitsch et postmoderne pour représenter Apollon, Athéna et autres divinités (bonjour la vidéo, les maquillages fluo, les robes bustiers et les néons bleus rappelant les enseignes des restos grecs de l’avenue du Parc ou de la rue de la Huchette!). Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes bien loin des toges et des cothurnes…

Épurés, dépouillés, la scénographie et les éclairages (car le directeur de l’Odéon a lui-même réalisé leur conception avec l’aide d’Isabelle Neveux au décor) sont impeccables. La direction d’acteur, très précise de froideur et d’austérité, a l’avantage de donner toute la place au chef-d’oeuvre d’Eschyle. (Le texte est publié chez Flammarion dans la traduction de Daniel Loayza, qui signe aussi une introduction de 102 pages!!!)

Lavaudant a pu compter sur une solide distribution capable de livrer, avec une grande clarté, la musique de cet ouvrage antique. Bien sûr, le jeu reste froid, voire glacial, mais cela est toujours mieux que le ton pompeux et déclamatoire collant parfois aux tragédies grecques. Parmi les acteurs qui se démarquent, il y a bien sûr la grande Christiane Cohendy (Clytemnestre), déchirante dans la scène où elle découvre le dessein mortel de son fils, et bouleversante lorsqu’elle apparaît en spectre dans la troisième partie. Dans le rôle d’Oreste, Patrick Pineau est aussi remarquable. Finalement, Hervé Briaux, qui défend trois rôles différents, dont le hérault d’Agamemnon.

Ce dernier protagoniste raconte les nuits de terreur et de malheur des hommes des troupes argiennes durant la guerre de Troie. Cette guerre, rapportée ici par Eschyle, ressemble aux récits horrifiants des Bosniaques, des Rwandais ou de toute autre victime de terrorisme déchirée par cette bêtise universelle et intemporelle qui pousse les hommes à s’entretuer.

Alors, quand les comédiens de l’Odéon font revivre les mots émouvants et désespérés d’un auteur grec mort avant notre ère, le public amorce un troublant voyage au bout de la nuit. Et il se met à rêver qu’un jour, peut-être, l’humanité osera enfin écouter ses poètes…

Jusqu’au 16 septembre
Au TNM
Puis en tournée provinciale dans le cadre de France au Québec / la saison