André Brassard, La Double Inconstance : Par monts et par Marivaux
ANDRÉ BRASSARD est de ceux qui ont, sinon ébranlé, du moins inspiré, renouvelé le théâtre québécois. Metteur en scène, professeur, complice de la première heure de Michel Tremblay, il a mesuré, depuis près de 40 ans, son talent à l’aune des plus grands: Shakespeare, Tchékhov, Beckett, Ducharme, Racine… En ouverture de la saison du Trident, il met en scène un Marivaux. Entretien.
Sylvia et Arlequin, paysans, s’aiment. Le prince, cherchant à séduire la jeune femme, les emmène au château; ils découvrent un monde qui leur était inconnu. Ainsi se résume La Double Inconstance, comédie de Marivaux à laquelle se consacre, après une longue convalescence, le metteur en scène. Au sortir d’une répétition, l’esprit et l’oeil allumés par sa passion, André Brassard livre, avec simplicité, humour et profondeur, ses réflexions sur Marivaux, la mise en scène, le théâtre…
Selon la lecture que vous en faites, quel élément domine dans La Double Inconstance de Marivaux?
"C’est pour moi la perte de l’innocence; l’innocence qu’on peut avoir à tout âge, mais qui est souvent caractéristique de la jeunesse. Les deux jeunes sont catapultés dans un monde très sophistiqué; ils se laissent facilement émerveiller par la richesse, et ils commencent à perdre de vue ce qu’ils étaient.
Depuis que le monde est devenu capitaliste, on a tendance à ne donner aux choses que leur prix, et non leur valeur. C’est un peu ce dont Marivaux parle. En tous cas, c’est ce que j’ai trouvé intéressant de chercher là-dedans: assister au sacrifice de deux êtres purs, voir comment ils deviennent des adultes."
Votre mise en scène respecte-t-elle le cadre établi par Marivaux, ou avez-vous transposé ailleurs, à un autre moment?
"Avec les concepteurs, on a eu envie d’aller dans un monde un peu oriental. Le décor est beau: ce sont des miroirs. On voulait créer un espèce de labyrinthe dans lequel les êtres humains ne se retrouvent pas eux-mêmes; c’est-à-dire qu’ils confondent leur image dans le miroir avec la réalité.
Le lieu de la pièce, de toute façon, est un peu symbolique; on n’est pas plus dans la campagne française que n’importe où ailleurs."
La langue de Marivaux, pourtant, est très française…
"La langue est en effet très marquée. C’est un défi intéressant: c’est tellement fleuri, tellement travaillé… Le but, c’est de rendre le texte simple, tout en respectant sa complexité. Que les spectateurs, en entendant le texte, le comprennent.
De toute façon, tout est dit; c’est assez extraordinaire. Ce n’est pas vraiment un théâtre d’action; c’est un théâtre d’analyse des sentiments. On est à l’époque où la science a essayé de disséquer pour voir comment le corps humain fonctionnait, comment le cerveau fonctionnait. On peut dire que Marivaux fait le même travail de dissection sur l’âme humaine. Il nous fournit une petite loupe, et nous dit: "On va regarder ensemble"; on est comme dans un laboratoire."
Vous parliez, déjà, de la profondeur de Marivaux, alors qu’on a souvent qualifié cet auteur de superficiel…
"Je ne le lis pas ainsi. Si la pensée est claire, l’ornementation du langage n’est pas du tout dans le chemin; mais il y a des images comme ça qui circulent… Je pense que l’intérêt, pour un metteur en scène, c’est de parvenir à mettre les étiquettes de côté pour avoir un contact avec le coeur du texte, et essayer de transmettre ça aux acteurs, qui vont essayer, eux aussi, de transmettre ça aux spectateurs."
Vous avez monté des textes nombreux, et très divers; comment entrez-vous dans des univers si différents?
"Pour moi, le texte de Tremblay est aussi écrit que le texte de Marivaux. Il n’est pas écrit dans la même langue, mais on y trouve la même préoccupation de rendre la façon dont une société s’exprime. C’est ça qui me fascine; et de me dire que la vérité est derrière les mots, d’essayer de franchir l’obstacle des mots pour tenter de me rendre au coeur de l’écriture et des personnages, au-delà de ce qu’on lit sur la page.
En fait, j’essaie de refaire le chemin qui a mené l’écrivain, à partir de son coeur, de son âme, à écrire, et à écrire comme ça. Je retourne donc à la prise de courant; une fois branché, je tente de trouver, dans le langage de la représentation, comment parler le plus honnêtement possible de cet écrivain-là, comment transmettre ce que je crois avoir deviné."
Y a-t-il des textes auxquels vous n’avez pas encore touché, et que vous rêvez de monter?
"Ce ne sont plus des espèces de grands rêves. Je compare beaucoup mon rapport avec les textes aux voyages. J’ai envie d’aller au Portugal; j’ai envie d’aller chez tel auteur. Au Portugal, il y a plusieurs villes. J’ai exploré, mettons, le nord; et là, je me dis: "Il me semble qu’il y avait une petite place qui avait l’air bien, mais que je n’ai pas eu le temps d’aller voir." Et c’est là que je vais… Alors ce n’est plus de faire le tour du monde que j’ai envie, mais plutôt de refaire le tour du monde en repassant dans les petites places que je n’ai pas vues."
Quels sont vos projets, pour l’automne?
"Il y a le Marivaux, puis Elle, une pièce posthume de Genet, et la création d’un Tremblay à la fin de l’année: L’État des lieux. C’est toujours assez passionnant d’avoir un petit bébé dans les mains. Mais est-ce qu’on va aller dans la bonne voie, est-ce qu’on va réussir à transmettre ce qu’on ressent?…
Parce que c’est ça notre travail. En fait, je pense que c’est un travail de traduction que les metteurs en scène font. On prend une oeuvre écrite dans une langue, la langue littéraire, sur du papier, et il s’agit de la rendre au spectateur, comme on traduit de l’anglais à l’espagnol; mais là, on traduit du livre à la scène."
Vous me semblez très occupé pour quelqu’un qui, après des ennuis de santé, devrait se tenir un peu tranquille…
"Ah! Je comprends pas ma maladie… Il y a six mois, après un an de convalescence, j’ai décidé de recommencer à travailler.
Je réagis au travail de façon parfois étonnante. Je me fatigue plus rapidement. Des fois c’est choquant, parce que je suis un peu impatient. J’ai été habitué, dans ma vie, à ce que les choses aillent vite et là, il faut que j’apprenne la patience; je n’ai pas beaucoup de facilité à ça… Le gêne de la patience, il n’est pas dans mon code génétique: j’ai vérifié…
C’est surtout humiliant d’être obligé de consulter ma carcasse, de lui demander si elle veut faire telle chose, d’attendre la réponse… Je regarde dans les petites annonces; je pense que s’il y avait un robot à vendre, je l’achèterais et je mettrais ma tête dessus…
Je me sens parfois comme en prison; c’est un peu tannant. Mais même si je bouge moins facilement qu’avant, même si des fois je parle moins facilement qu’avant, il reste une chose qui me jette à terre: c’est d’être en salle de répétition avec les acteurs. Ça c’est pareil à quand j’avais 16 ans. C’est le plaisir de chercher, d’entendre; de jouer, en fait."
C’est pour ça que vous avez toujours envie de faire de la mise en scène?
"Oui. Ça a sûrement été, déjà, pour m’affirmer; mais ce qui fait que je continue, c’est effectivement pour le fun de l’exploration de quelque chose qu’on ne peut pas trouver tout seul. Parce que tu peux rester cinq ans à travailler sur un texte, à lire des analyses. Mais il y a des choses que tu comprends seulement en entendant, en voyant les paroles s’incarner dans un autre; c’est sûr que c’est une couche de connaissance supérieure, plus complète, plus vivante. Ce qui est fascinant, c’est que c’est du concret, mais de l’imparfait en même temps. Il n’y a pas une seule façon de monter un texte: la Vérité n’existe pas. Il existe une infinité de petites vérités dont on peut s’approcher, auxquelles on peut se nourrir; et c’est très bien comme ça."
Qu’est-ce qui vous amène à choisir de monter un texte plutôt qu’un autre?
"Je ne sais pas. Je pense que si je pouvais savoir pourquoi, je n’aurais pas envie de le faire. C’est comme l’amour…
J’essaie de garder ce mystère-là un peu intact. C’est sûr qu’il y a des aventures où on explose et d’autres où on dit: je me suis trompé. Le théâtre, c’est comme la vie. Ça a juste autant pas d’allure que la vie!"
Vous avez joué, il y a quelques années, dans Encore une fois, si vous le permettez, de Michel Tremblay; est-ce que vous auriez envie de jouer plus souvent?
"Je voulais d’abord devenir comédien. Puis, la mise en scène est arrivée. Depuis 1985, je fais un peu de cinéma. Je fais l’acteur: c’est vraiment charmant. Tu arrives là, tu te poses pas de questions; c’est très agréable de s’abandonner. Mais pour la scène, je n’ai pas assez de discipline…
Pour Encore une fois… , ça a été comme une nécessité… Et puis, c’est vraiment un bel endroit pour passer sa soirée, la scène… J’aime beaucoup ça."
Comment êtes-vous avec les comédiens, en salle de répétition?
"Je suis un cabotin horrible; je suis un clown; je fais des farces tout le temps…
Mon travail, principalement, c’est de leur traduire la pièce, pour qu’on sache qu’on parle tous de la même chose, qu’on raconte la même histoire. Comme je suis un cabotin frustré, je fais des farces; ils sont bons de m’endurer. Des fois, je suis assez comique; mais pas toujours…
Donc, je mise sur le plaisir; c’est sûr qu’il y a aussi de la rigueur. Mais je sais que les acteurs, ce sont des êtres humains. Et que si on veut qu’un être humain donne plus, il faut qu’il ait le droit de donner moins. Une machine – une machine à coudre, une machine à café, un répondeur -, ça n’a pas le droit de donner moins, parce que ça ne donnera pas plus. Il faut que les gens sachent qu’ils ont ce droit-là…"
Quand approche la première, avez-vous le trac?
"La nervosité vient de ce qu’on a une responsabilité. Moi, mon trac est plutôt avant les premières répétitions, parce que c’est ma responsabilité de mettre le projet sur une bonne voie.
Le soir de la première, c’est le moment que je déteste le plus. Parce qu’il faut être là, par solidarité, mais on n’a rien à faire. Je reste dans la loge, et je vois les acteurs qui s’énervent; ils s’en vont jouer, les chanceux… J’ai l’impression que je me dois d’être à côté, pas loin. Je n’aime pas être dans la salle. La coulisse, c’est beau aussi."
Sur la scène, dans la coulisse: de beaux endroits pour passer la soirée?
"Ouais: près du feu… Des fois, le feu pogne; des fois, ça s’éteint… S’il n’y avait pas de soirée plate, ça enlèverait la magie aux soirées bonnes…"
André Brassard, entouré des concepteurs Carl Filion, Véronique Borboën, Angelo Barsetti, Denis Guérette, Stéphane Caron, John Applin et Hélène Rheault, dirige les comédiens Sylvie Cantin, Erika Gagnon, Éric Leblanc, Jean-Sébastien Ouellette, Bruno Marquis, Marie-France Tanguay, Guy-Daniel Tremblay, Catherine Larochelle et Jean-Philippe Joubert.
Du 18 septembre au 13 octobre
Au Trident
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