Catoblépas : Rituel mystérieux
Scène

Catoblépas : Rituel mystérieux

En apparence, Catoblépas est un objet d’une sombre et dense austérité, un sobre duel tout entier concentré dans les mots.

En apparence, Catoblépas est un objet d’une sombre et dense austérité, un sobre duel tout entier concentré dans les mots. En fait, la première rencontre théâtrale entre l’auteur Gaétan Soucy et le metteur en scène Denis Marleau a accouché d’une pièce trouble, aux implications monstrueuses, sur laquelle flotte une angoisse à la lisière du fantastique et du métaphysique. Une intrigue qui n’est pas sans présenter d’inexplicables parentés thématiques avec Le Petit Köchel, de Normand Chaurette.

Mais on retrouve surtout dans Catoblépas l’arrière-plan au tragique horrifique que dessinait le troisième roman de Soucy, La petite fille qui aimait trop les allumettes, où il était éclairci par une langue festive qui semblait réinventer le monde.

Sur le pont-passerelle dépouillé qu’a érigé le scénographe Claude Goyette au centre de la salle du Théâtre d’Aujourd’hui, a lieu un affrontement entre deux femmes dissemblables, réunies par un même désir. Alice, qui a vécu deux décennies au pays des horreurs; vient réclamer l’enfant incestueux qu’on lui a enlevé dès sa mise au monde, et qu’elle croit reconnaître en Robert. Ce prodige de la musique, au physique monstrueux et à la santé fragile, a été confié à la garde d’une religieuse exaltée qui en a fait son nouveau Dieu, et l’a retiré du monde.

L’ex-petite fille qui a conservé une foi candide, pour qui le fils retrouvé est la seule rédemption possible, et la nonne possessive au rire diabolique, prête à toutes les complaisances pour l’enfant adoré, se disputeront la maternité d’un être qu’on ne verra jamais, dont on trace l’inquiétant portrait in abstentia, métaphore peut-être du "moribond-né" qu’on porte tous en nous… Les deux femmes dévoileront en chemin quelques sombres secrets.

Mais le texte en forme de rituel, lui, garde son mystère essentiel. Dévoilant deux récits en alternance, Catoblépas est mis au monde par les mots. Gaétan Soucy donne à chacun de ses personnages sa langue propre, que les deux comédiennes mettent en valeur de façon irréprochable. La langue inventive, hachée et écorchée de la protagoniste de La petite fille…, sa "langue de mots en ruines". Le corps arqué, Annick Bergeron campe une Alice vulnérable, traçant avec ses jambes tournées vers l’intérieur la ronde obsessionnelle d’une rescapée de 20 ans d’institut psychiatrique, où elle était livrée aux attentions terrifiantes de la "science".

Mordant dans chaque mot avec une diction impeccable, le verbe tranchant, clair, implacable, Ginette Morin lui oppose une silhouette d’une droiture assurée. Cette comédienne méconnue révèle une netteté, une force et un aplomb étonnants dans ce personnage à la perversité trouble. Sous les clairs-obscurs du concepteur d’éclairages Stéphane Jolicoeur, la direction d’acteurs (d’actrices) de Denis Marleau est d’une précision sans faille.

Catoblépas n’est pas le genre d’oeuvre spectaculaire qui suscite une adhésion émotive immédiate chez le spectateur. Mais une pièce étouffante qui laboure en profondeur, bien dans la manière des deux artistes dont elle est le fruit. Marleau et Soucy n’auront pas à s’en disputer la paternité: elle porte leur patte à tous les deux.

Jusqu’au 6 octobre
Au Théâtre d’Aujourd’hui