Manon Oligny : Mouvements du désir
Scène

Manon Oligny : Mouvements du désir

Parmi les chorégraphes québécois présents au Festival de nouvelle danse, MANON OLIGNY est l’une des moins connues. Pourtant, ses spectacles abordent des thèmes très actuels comme la séduction féminine. Rencontre avec une femme qui ne craint pas d’exposer ses contradictions.

Surtout, ne lui parlez pas de sa beauté… son visage candide s’assombrira. Certes, elle est très mignonne. Assise devant moi, je contemple sa belle chevelure dorée, ses grands yeux en forme d’olives, et je constate qu’elle doit attirer le regard de beaucoup d’hommes. Mais je remarque aussi une certaine nervosité, une tension, peut-être pas uniquement attribuable à l’angoisse de la création de son prochain spectacle.

À l’instar d’autres femmes, la chorégraphe Manon Oligny trouve le poids de la beauté physique parfois lourd à porter. Elle a donc décidé de livrer un combat artistique contre ce qu’il est désormais convenu d’appeler, la dictature de la beauté.

Face à une société qui exige de plus en plus qu’elles soient physiquement parfaites, des femmes ont pris le parti de se faire violence. Cela transparaît dans des films (Romance de Catherine Breillat); des performances (Annie Sprinkle); des livres (L’Inceste de Christine Angot, Putain de Nelly Arcan…). Tout un mouvement artistique féminin (et pas nécessairement féministe, car ces créatrices n’adhèrent pas automatiquement au féminisme) hurle actuellement son ras-le-bol contre le traitement des prostituées, les chirurgies plastiques, les régimes minceur, le culte de la jeunesse, etc.

Néanmoins, ces femmes ne renoncent pas à leur potentiel de séduction sur la moitié de l’humanité. Elles rejettent le radicalisme de certaines (par exemple, la charge anti-hommes du film Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi). Elles n’optent pas pour une dialectique du nous (les femmes) contre eux (les hommes). Ces femmes en veulent plutôt à un système les poussant à tout miser sur l’apparence, la séduction, au détriment de leur propre équilibre physique et émotionnel.

"Là où l’esprit souffre, le corps souffre aussi", dit l’adage. Bien des femmes ne veulent plus assister, impuissantes, à la dépossession de leur corps. "J’ai appris récemment que les sites les plus populaires sur Internet sont ceux des lolitas, raconte Manon Oligny. C’est troublant de constater que les hommes fantasment autant sur des jeunes filles pré-pubères, ce qui contribue à alimenter la peur de vieillir de bien des femmes."

Ce mécanisme de séduction ne fait pas que creuser le fossé qui sépare depuis toujours les deux sexes, il a pour conséquence aussi de diviser les femmes entre elles. De là, la rivalité et la compétition extrêmes entre femmes pour être toujours la plus belle. "Je le vis ce conflit, dit Manon Oligny en posant le poing sur son abdomen comme pour apaiser une sourde douleur. Je ne veux pas être piégée par l’image de la femme séduisante. Mais je ne veux pas renier mon potentiel de séduction. Je ne suis pas prête à jeter mes talons hauts et à m’habiller en trucker pour prouver que je ne suis pas une femme-objet!"

À corps perdu
Manon Oligny a toujours évolué autour du monde de la danse et du théâtre (elle a été gérante de salle au Quat’Sous, et elle a collaboré avec plusieurs metteurs en scène, dont Wajdi Mouawad et Claude Poissant). Au début de la vingtaine, elle a toutefois jugé qu’elle n’était pas assez disciplinée pour danser professionnellement. "Mais je savais que j’avais des choses à dire par le biais de cet art. Je me suis donc dirigée vers la chorégraphie. J’ai fondé ma compagnie: Manon fait de la danse, voilà seulement deux ans. J’ai voulu exprimer à travers cette raison sociale que, malgré les diverses étiquettes qu’on collait à mes créations, je faisais bel et bien des chorégraphies."

La danse, un art non verbal, peut plus facilement que les mots trouver des moyens d’exprimer des émotions comme le chagrin, la peur, le désir ou la séduction. Cela a sûrement plu à Manon Oligny. Son premier spectacle, Les oeufs rient noir, présenté en 1992, à Tangente, marque le début d’une trilogie ayant pour thème le couple et l’amour. En 1996, elle signe Ainsi soient-ils (ou non), une oeuvre consacrée à son cinéaste fétiche, Jean-Luc Godard. Puis, en 1998, Manon Oligny amorce un "triptyque sur la problématique du corps".

Dans la première pièce, XX…x Études /1 sur la séduction, la chorégraphe a voulu susciter une réflexion sur le corps-objet qui hante la publicité, la mode et l’industrie de la porno. Ensuite, en 1999, avec La Fiction du désir, elle se penche sur le corps-sujet, avec la sexualité et le rapport domination-soumission, ayant en tête des images troublantes du peintre Keith Haring. La dernière partie de ce triptyque, 24X Caprices, est une tentative de réconciliation entre l’objet et le sujet à travers les récits entrecroisés de quatre figures féminines. Créée en partie en France et en résidence chorégraphique à la Fondation Jean-Pierre Perreault, la pièce sera présentée dans sa version finale au Studio de l’Agora de la danse, dans le cadre du Festival international de nouvelle danse, les 1er et 2 octobre.

24X Caprices est interprétée par quatre femmes (Anne-Marie Boisvert, Noémie Godin-Vigneau, Annick Hamel et Mathilde Monnard), archétypes sur scène des désirs et des excès au féminin. Cette fois-ci, le corps-objet, à travers l’expression des émotions, avait besoin de mots. Après avoir lu un texte de Christine Angot dans la revue L’Infini, Manon Oligny a eu un terrible choc. Elle ne connaissait pas l’oeuvre ni la réputation de l’écrivaine. "Ses mots ont été comme des scalpels qui ont pénétré dans ma chair, dit-elle. Ça venait chercher des troubles intérieurs, une rage… J’ai tout fait pour qu’elle collabore à 24X Caprices. Je lui ai écrit par courriel. Je lui ai envoyé une cassette vidéo avec ma proposition."

L’auteure qui vit à Paris a d’abord refusé. Mais en visionnant la bande vidéo, elle a reconsidéré sa décision. Elle accepte alors de rencontrer la chorégraphe et les deux se mettent d’accord: Christine Angot écrira des textes pour les danseuses. Ces textes ne sont pas reliés par une trame linéaire mais forment plutôt une série d’impressions passant du coq à l’âne; un style qui colle mieux à la gestuelle d’Oligny: "J’avais envie de parole, reconnaît celle-ci. Mais une parole intégrée aux mouvements, qui semble sortir naturellement du langage corporel."

Vivre dans la nuit
Longtemps associée au kitsch, à cause du côté ludique et de l’esthétique très pop, sixties, de ses spectacles, Manon Oligny jure que son nouveau-né s’éloigne de ce style. "De toute façon, pour moi, le kitsch représente une critique sociale, pas un art rose bonbon."

Il faut dire qu’elle aime bien cultiver les paradoxes et cacher sa vraie nature. Manon Oligny est aussi à l’aise dans un bar gai à applaudir un show de travelos (son coloc et ami est Mado Lamotte, la plus célèbre reine de la nuit du Village) que dans une conférence traitant de la filmographie de Jean-Luc Godard. "J’adore le travestissement et l’artifice du nightlife. Pour moi, les travestis sont des fées qui illuminent les nuits. Comme je vis avec Mado, je vois aussi l’envers du décor: quand il se prépare pour sortir, ou quand il se démaquille pour redevenir le coloc de la journée. Et cela rejoint mon besoin d’avoir une double vie. De me nourrir de glamour autant que de textes intellos. Par exemple, malgré mon agenda chargé, je travaille la nuit comme serveuse Au Diable Vert! Pour l’argent, mais aussi pour couper avec le monde de la danse en me plongeant dans un tout autre univers."

Paradoxale, insaisissable, des qualificatifs qui conviendraient à cette artiste sombre à l’intérieur et lumineuse à l’extérieur. "Je suis extrêmement pudique, mais je suis attirée par l’impudeur", confie-t-elle au milieu de l’entrevue. Le lendemain matin, elle accepte tout de même de poser nue pour la une du journal! Cette attitude contradictoire se retrouve, bien sûr, dans ses spectacles dont le moteur repose sur la confrontation et le choc entre deux mondes ou deux sentiments a priori très opposés.

"Le fondement de mon travail, ce sont les excès, les émotions extrêmes. À mon avis, la base du conflit féminin, c’est l’instabilité émotive qui provoque des changements brusques. Ce moment où une femme passe d’un extrême à l’autre, du rire aux larmes, de l’amour à la jalousie, de la confiance au doute… Or les hommes qualifient souvent ces états d’âme de caprices de femmes! D’ailleurs, le mot caprice est attribué seulement aux femmes ou aux enfants… Comme si les hommes n’avaient pas de caprices, mais seulement des volontés…"

Attention messieurs! Je vous promets que les Caprices de Manon Oligny sont loin d’être ses dernières volontés.

Au Festival international de nouvelle danse
Les 1er et 2 octobre
Au Studio de l’Agora de la danse



FIND :
Le bloc québécois

Depuis la première édition du FIND, en 1985, les invités canadiens, en majorité des Québécois, ont toujours constitué la moitié de la programmation. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs vu leur carrière internationale éclore à la suite d’un passage au Festival. C’est pourquoi la majorité des jeunes chorégraphes rêvent de faire partie de l’événement. Malheureusement pour eux, ce sont souvent les compagnies établies qui reçoivent une lettre d’invitation. "Parce qu’on tient à présenter au public le travail de chorégraphes qu’on suit depuis des années", résume la vice-présidente du FIND, Diane Boucher.

Mais ce n’est pas tout, la qualité artistique compte parmi les premiers critères de sélection. Vient ensuite l’exclusivité; la plupart des compagnies se doivent de présenter des premières mondiales. "On a aussi invité des artistes qui s’intégraient au thème du Festival", explique Diane Boucher. Rappelons que le thème "Le Grand Labo" sert de prétexte pour aborder les préoccupations de l’heure des chorégraphes. Celles-ci portent sur le questionnement du corps, les fondements du spectacle ou le rapport de la danse avec les arts visuels.

Malgré tout, de nouveaux noms parviennent à se hisser au rang des célébrités. C’est le cas, cette année, pour Manon Oligny, Marie-Claude Poulain et José Navas. Par ailleurs, les jeunes chorégraphes québécois ne sont pas entièrement relégués au Off-Festival. Le public pourra avoir un aperçu de leur travail à l’intérieur d’un marathon chorégraphique.

En 10 ans seulement, l’artiste d’origine vénézuélienne José Navas s’est taillé une place de choix sur la scène internationale. Formé à la technique Cunningham, cet ancien danseur de Marie Chouinard et de William Douglas a l’habitude de créer une danse complexe, insolite, aussi précise qu’esthétique. Toujours en quête de renouveau, José Navas souhaite pour son dernier solo travestir la danse en un concert. En première mondiale, Haman/Navas Project met aussi en scène le violoncelliste américain William Haman. Ce dernier interprétera des morceaux de Benjamin Britten et d’Allan Hovhaness.

À l’instar de ceux de ses collègues européens, les travaux de Lynda Gaudreau se concentrent sur l’articulation du corps et impliquent la collaboration de divers artistes. Dans le cadre du FIND, celle-ci présente en reprise les deux premières pièces de sa série Encyclopédia ainsi que des extraits de sa nouvelle création. De son côté, Benoît Lachambre s’associe au maître de l’improvisation et de la danse-contact, Andrew de L. Harwood, pour livrer "une éclectique aventure d’improvisation".

À l’exception de la reprise de ses meilleurs solos à l’Agora de la danse, présentés en rafale voilà deux ans, Paul-André Fortier s’est surtout intéressé à la création de groupe au cours des dernières années. Or, voilà qu’il revient à la formule intimiste. Au FIND, l’artiste dans la cinquantaine partagera la scène de l’Usine C avec l’un des plus grands danseurs du Québec, Robert Meilleur. Le duo défendra un thème cher au chorégraphe: les contrastes de l’évolution du corps humain.

Ginette Laurin dit de sa danse: "C’est le vertige, l’attrait du vide, la frénésie, une émotion en chute libre." Ceci est d’autant plus vrai que dans sa dernière création, Luna, les neuf danseurs d’O Vertigo livrent à la loupe les détails qui nous échappent généralement sur la scène.

Ça fait longtemps que Marie Chouinard s’intéresse à l’architecture du corps. Malgré la grandiloquence de ses oeuvres, la plus originale des chorégraphes québécois parvient toujours à nous surprendre et à nous éblouir. Elle présentera au Festival Le Cri du monde et les 24 Préludes de Chopin, deux oeuvres qui témoignent de la diversité de son talent.

Au même titre que Fortier, Chouinard ou Laurin, Jean-Pierre Perreault a contribué à la réputation de la danse contemporaine à l’extérieur de nos frontières. Or, depuis une quinzaine d’années, le chorégraphe cumule les installations chorégraphiques dans son C.V. Le dernier concept mis de l’avant ressemble à ceci: seul dans une loge, le spectateur observe des danseurs évoluer devant lui. Les Ombres présentent une danse inédite et défendue avec brio par les danseurs habituels de Perreault.

Autre installation chorégraphique à surveiller de près, celle de la chorégraphe-danseuse Marie-Claude Poulain et de son collègue en arts médiatiques Martin Kush. À l’intérieur d’un environnement sonore complexe, les corps de deux danseuses sont décortiqués, ressoudés ou multipliés grâce à l’intervention de la vidéo.

Enfin, l’installation de Massimo Guerrera se résume à une réflexion sur la nourriture "comme substance permettant l’articulation du corps individuel au corps collectif". Ouf!( Linda Boutin)