Marc Béland : Athlète du coeur
Ils sont rarissimes, les comédiens québécois qui ont la chance de jouer Hamlet deux fois dans leur vie.
Ils sont rarissimes, les comédiens québécois qui ont la chance de jouer Hamlet deux fois dans leur vie. Un privilège qui échoit tout naturellement à Marc Béland. Mais le fameux prince de Shakespeare, qu’il a incarné en 1990, a finalement peu à voir avec le Hamlet destroy imaginé par Heiner Müller, que le comédien va interpréter à l’Union française. Produit par Sibyllines, la compagnie de Brigitte Haentjens, Hamlet-Machine lui permet de renouer avec sa metteure en scène de Caligula et du percutant Quartett.
Marxiste critique, resté fidèle à l’Allemagne de l’Est malgré tout, Müller fut l’un des auteurs majeurs du noir XXe siècle, dont cette pièce dense achevée en 1977 répercute les déconvenues idéologiques, la faillite de la révolution socialiste, la mise au tombeau des idées. Un Hamlet contemporain édifié sur "les ruines de l’Europe" et du théâtre, où Ophélie (Céline Bonnier) symbolise à la fois la pureté de la révolution et la créatrice ligotée, suicidaire.
"Müller se sert de l’impuissance du personnage de Shakespeare, de sa lucidité jumelée à son incapacité d’intervenir sur son monde en tant qu’intellectuel, explique Marc Béland. C’est un Hamlet désespéré qui ne croit plus qu’en tuant son oncle, il va changer des choses, qui ne veut plus perpétuer l’héritage guerrier. La pièce parle aussi de la mort des idéologies. Je trouve qu’il y a tellement de concordances avec tout ce qui arrive en ce moment: les idées, les mouvements politiques qui ne réussissent pas à rassembler les humains et à rendre le monde meilleur."
Brigitte Haentjens s’est toutefois posé la question: pourquoi monter cet exigeant brûlot politique ici, où les références communistes ou totalitaires ont peu d’écho, nous qui nous sentons tellement à l’abri (c’était vrai jusqu’à il y a un mois, du moins…) des soubressauts de l’Histoire? Le comédien croit pourtant qu’"on a un Hamlet au Québec. Toute notre ambivalence par rapport au fait d’avoir un pays, notre impuissance à assumer une nation, c’est la même qu’Hamlet. C’est la même incapacité d’agir en regardant son passé. Pourquoi on a tant de misère à grandir, à devenir des hommes, à s’assumer pleinement comme peuple. La pièce parle de ça aussi: la difficulté identitaire".
Traversé par la question des identités sexuelles – un thème cher à Haentjens -, Hamlet-Machine est une oeuvre ouverte, aux sens multiples. "C’est un texte politique, oui; mais avant tout c’est un homme profondément désespéré qui veut nous provoquer dans notre léthargie, notre engagement face à la vie, précise Marc Béland. Et ça, c’est beaucoup plus dérangeant que d’y lire seulement un texte opaque et loin de nous. On peut décider que c’est comme ça, justement parce que c’est tellement souffrant, tellement lucide. Müller, pour moi, c’est l’écrivain de la lucidité."
L’équipe a choisi d’aborder le texte par "le biais de l’humanité". En fouillant ses couches inconscientes en atelier dramaturgique, ils ont découvert que sous ses allures cérébrales, l’oeuvre fait beaucoup place à l’intimité. "L’auteur y parle de sa souffrance, d’intellectuel certes, mais d’être humain aussi; de sa relation avec sa femme. Il s’est tellement livré que ça oblige, comme interprète, à risquer, à se mouiller quoi."
Un rôle d’autant plus compromettant qu’il n’y a pas de personnage derrière lequel se réfugier… Hamlet-Machine est une pièce qui n’en est pas une, déconstruite, oscillant entre l’incarnation du personnage et la parole nue de Müller. "Ça m’intéresse, parce que ça remet en question la représentation théâtrale. Il y a un vertige là-dedans. En même temps qu’on joue, on questionne ce qu’on est en train de faire: le théâtre comme moyen de suggérer qu’il y a peut-être d’autres façons de penser. La pièce met en jeu la finalité, la vanité de l’art. "J’étais Hamlet", dit mon personnage. J’ai cru que j’avais une importance, que ma souffrance pourrait éclairer le monde, mais non…" Un aveu d’impuissance de l’auteur, mais "de faire une oeuvre d’art avec ce désespoir-là, c’est déjà de l’espoir", nuance Marc Béland.
"Heiner Müller disait que le théâtre de masse avait échoué. Pour lui, il était important de préserver de petits lieux où l’on a encore accès à un imaginaire authentique, à une parole artistique non corrompue par le marketing. Il y en a de moins en moins de ces endroits où l’on se donne les moyens d’être entièrement intègre par rapport à ce qu’on veut exprimer, sans souci de rentabilité.
"Moi, ça me fait mal quand je vais au théâtre et que je sens qu’on ne m’a pas parlé, mais qu’on m’a juste présenté un spectacle. Le théâtre devient inutile quand on le pervertit en voulant en faire un produit. Parce qu’il ne parle plus au coeur."
Du 9 au 20 octobre
À l’Union française