Hamlet-machine : Théâtre-choc
Scène

Hamlet-machine : Théâtre-choc

Tout au long des répétitions de Hamlet-machine, Brigitte Haentjens, traversée par le doute, dit s’être souvent demandé si elle devait s’attaquer à la pièce terriblement noire et pessimiste de l’homme de théâtre allemand Heiner Müller.

Tout au long des répétitions de Hamlet-machine, Brigitte Haentjens, traversée par le doute, dit s’être souvent demandé si elle devait s’attaquer à la pièce terriblement noire et pessimiste de l’homme de théâtre allemand Heiner Müller. À quoi bon monter un texte aussi difficile à une époque pourtant plus favorable au divertissement? À quoi bon monter ce texte ici, en Amérique du Nord, où marxisme et prolétariat sont des mots qui font partie du folklore baba cool et non d’une réalité sociohistorique comme en Europe? se demandait-elle.

Sans le vouloir, la metteure en scène a eu sa réponse, le 11 septembre dernier, quand un événement est venu stigmatiser "les cicatrices de la bataille de la consommation". Plus que jamais, l’oeuvre de Müller doit être produite, ici et ailleurs, pour secouer notre monde qui s’entête à ne pas voir ses contradictions. Car elle nous parle d’abondance, et avec fureur, des "idées qui infligent des blessures au corps"; "des pensées, pleines de sang, qui sont plaies" dans le cerveau des intellectuels. Elle aborde aussi "la pétrification d’une espérance", la défaite des idéologies, des idéaux; et, plus globalement, la déresponsabilisation de l’individu dans une société où chacun se sent désormais impuissant.

Avec Hamlet-machine, Heiner Müller a créé un curieux drame où le célèbre prince du Danemark se décompose sous nos yeux. Voulant se castrer pour devenir une femme, puis refusant de boire, de manger, de respirer, ou d’Aimer "un homme, une femme, un animal", mais ne voulant pas mourir, plutôt "se retirer dans ses intestins et prendre sa place dans sa merde et son sang"… Ce texte propose une succession d’images fortes, furibondes, violentes, découpées en cinq parties avec également le personnage d’Ophélie et un choeur d’hommes et de femmes.

Le spectacle s’ouvre d’ailleurs avec le choeur et les protagonistes qui, deux par deux, s’avancent très lentement vers l’avant-scène. Le ton est donné, la mise en scène de Heantjens sera très physique, organique, chorégraphiée. Mais la gestuelle lente et troublante indique que la metteure en scène a fait corps avec chacun des mots de cette oeuvre magistrale.

Le magnifique et vaste espace scénique, réalisé par Anick La Bissonnière, permet aux interprètes de bien se mouvoir. Meublée d’une seule colonne ornée d’une photo de Müller, la scène débouche sur une salle à l’arrière qui ressemble à un hall d’hôtel luxueux, avec un gros lustre suspendu au-dessus d’un bar. Les interprètes y sont déjà avant le début de la représentation, posant comme dans un tableau du peintre américain Edward Hopper.

En incarnant le personnage d’Hamlet, Marc Béland donne une fois de plus une magistrale prestation. Ce comédien surdoué possède la grande qualité de rendre chaque détail de son jeu dramatiquement signifiant. Méconnaissable sous le "masque" créé par le talentueux coiffeur et maquilleur Angelo Barsetti, Céline Bonnier est habitée par une inquiétante étrangeté. L’entrejambe taché de sang, la démarche vacillante, le visage cadavérique, son Ophélie hante la scène tel un spectre dans une tragédie grecque.

Le choeur (Annie Berthiaume, Gaétan Nadeau, Guy Trifiro, Louise de Beaumont, Line Nault, François Trudel) est au parfait diapason avec les deux excellents acteurs principaux.

En revisitant ce XXe siècle tourmenté afin de réfléchir sur l’art et l’engagement, Heiner Müller a signé une des grandes pièces du répertoire européen contemporain. Brigitte Haentjens lui rend ici grandement justice.

Jusqu’au 20 octobre
À l’Union française