La Poste populaire russe : Conte de la folie ordinaire
Scène

La Poste populaire russe : Conte de la folie ordinaire

Les spectateurs fidèles comme les nouveaux venus seront ravis par le programme double qui met ces jours-ci, à l’Espace Go, un terme au cycle Tchekhov du Théâtre de l’Opsis.

Les spectateurs fidèles comme les nouveaux venus seront ravis par le programme double qui met ces jours-ci, à l’Espace Go, un terme au cycle Tchekhov du Théâtre de l’Opsis. Présentée avant (Oncle) Vania, la "complication" d’Howard Barker, La Poste populaire russe d’Oleg Bogaev est une tendre allégorie sur notre angoisse devant le néant, portée par un comédien au sommet de son art. Il faut voir Jacques Godin se glisser dans le pyjama élimé d’un vieil homme reclus qui oscille entre la détresse et l’enchantement pour mesurer l’étendue du talent de cet interprète trop rare au théâtre. Déniché et mis en scène par Luce Pelletier, ce délicieux hommage au grand Anton permet à l’Opsis de rompre de belle façon les amarres avec la Russie.

Ivan Sidorovitch Joukov est un homme de lettres. Pour se désennuyer, le retraité moscovite passe ses journées à correspondre avec des célébrités. Étrangement, les missives qu’il rédige et les réponses qu’il découvre dans les coins les plus saugrenus de son miteux appartement portent toutes la même écriture. Le vieillard ne noircit pas son papier pour n’importe qui; il correspond, entre autres, avec le chef de l’État russe, le cosmonaute Gagarine, Marlène Dietrich et même les Martiens, qui lui expédieront un cadeau (un sapin miniature en plastique!) pour ses 75 ans. Un beau jour, la reine d’Angleterre (Anne Caron) et Lénine (Stéphane Jacques) se matérialisent chez lui durant son sommeil. Tandis qu’ils luttent pour savoir qui du communisme ou du capitalisme explique sa déchéance et se disputent son appartement, le vieil original s’accroche à la vie. Même s’il doit se raconter des histoires pour lui donner un sens…

Dans le programme de la pièce un prologue nous apprend que la femme d’Ivan Sidorovitch est morte deux ans auparavant. Puis, les copains avec qui il passait ses journées sur un banc public ont levé le camp. La télé et la radio ont rendu l’âme. "Et voilà donc que notre Ivan Sidorovitch, pendant des jours entiers, ne pointe pas le bout du nez dehors, se balance sur son tabouret comme pour bercer sa solitude, fait grincer les lames du plancher et se prend de pitié pour lui-même", écrit Oleg Bogaev.

Lorsqu’il a créé ce personnage, à 26 ans, le dramaturge s’est inspiré du héros orphelin d’une nouvelle de Tchekhov, Vanka. La triste histoire de cet apprenti, qui écrit à son grand-père pour dénoncer les sévices que lui inflige son maître, sans savoir qu’il doit inscrire une adresse sur l’enveloppe, est très connue en Russie. Le "fils de plume" de Tchékhov a donc imaginé ce que serait devenu Vanka au crépuscule de sa vie, encore une fois abandonné de tous. L’auteur dit avoir cherché à créer un équilibre entre la tradition européenne du théâtre de l’absurde et la tradition "émotionnelle" russe. Ivan Sidorovitch pourrait en effet être le cousin moscovite du couple de vieux amants des Chaises de Ionesco, qui organisent une réception pour des invités imaginaires…

En vieux solitaire qui s’enfonce dans la folie, Jacques Godin est drôle et tragique, dérisoire et pathétique. En comparaison, le délirant duo formé par Anne Caron et Stéphane Jacques apparaît cependant beaucoup trop caricatural. La mise en scène de Luce Pelletier est soignée, précise et rigoureuse, comme à l’accoutumée. La scénographie de Louise Campeau ajoute au climat fantastique qui baigne la pièce, notamment avec des amas de papiers sous le lit, dans la commode et dans le faux plafond.

La solitude des gens âgés est, malheureusement, un drame universel. Aussi une histoire comme celle d’Ivan Sidorovitch se moque-t-elle des frontières. Remercions l’Opsis de permettre aux échos de ce conte poignant d’être entendus hors de la contrée de Tchekhov…

Jusqu’au 27 octobre
Espace Go