Variations énigmatiques : Les liaisons mystérieuses
Scène

Variations énigmatiques : Les liaisons mystérieuses

"Vous m’avez surpris; le Docteur Frankenstein est ému de voir ses créatures voler de leurs propres ailes", écrit ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT à GUY NADON et MICHEL RIVARD, interprètes de sa pièce Variations énigmatiques. Rencontres avec l’inventeur, et avec les comédiens prêtant vie à ses  personnages.

Le créateur…

Après Montréal, Variations énigmatiques, production du TNM, entreprend une tournée au Québec. Mise en scène par Daniel Roussel, avec qui Éric-Emmanuel Schmitt se sent une complicité particulière, la pièce propose un duo entre Abel Znorko (Guy Nadon), prix Nobel de littérature retiré, sous prétexte de misanthropie, sur une île de Norvège, et Erik Larsen (Michel Rivard), modeste journaliste d’une revue de province. Entre eux, un lien: une femme mystérieuse, aimée passionnément.

"Un être qu’on aime, c’est une mélodie que l’on accompagne toute sa vie, peut-être, mais qu’on n’entend jamais", avance l’auteur de Variations énigmatiques. Empruntant son titre à une oeuvre musicale du Britannique Edward Elgar, le dramaturge y trouve une correspondance avec cette conception; série de variations, l’oeuvre d’Elgar s’organise autour d’un thème secret, jamais révélé. Il en va ainsi dans sa pièce.

"Ça commence comme une entrevue, explique-t-il; mais ça va devenir une partie de chat et de souris, chacun jouant tour à tour les deux rôles… Des tas de choses lient les deux personnages, et il y aura toutes sortes de révélations. C’est un vrai suspense; mais au fond, la finalité, c’est de réfléchir sur l’amour. Qu’est-ce que c’est qu’aimer? Quel est ce mystère profond? C’est ce que la pièce essaie d’examiner. L’amour, selon moi, ce n’est pas la connaissance de l’autre. Aimer, c’est préférer; c’est se lier à un mystère, à quelqu’un qui nous échappe, parce qu’il ou elle est libre."

Créée en 1996, Variations énigmatiques allie suspense, humour et gravité, s’adressant à l’intelligence et à la sensibilité du spectateur. "Quand on joue du violon, on joue sur toutes les cordes. Quand on écrit pour le théâtre, il faut faire rire, émouvoir, réfléchir. Mes pièces sont des comédies dramatiques, à la fois sérieuses et légères."

Le théâtre, ainsi, semble pour cet auteur un lieu de questionnement, de recherche. "Pour moi, le théâtre, c’est partager: des questions, des débats. C’est un lieu, véritablement, de réveil intellectuel, de réveil émotionnel aussi. Dans l’émotion, les gens entendent des choses qu’ils n’entendraient pas autrement. Le théâtre est un lieu où l’humain se refait, se repense. Mon théâtre est un théâtre philosophique, certes, parce qu’il est complètement nourri d’interrogations; mais ce n’est pas un théâtre à thèse, ni un théâtre dogmatique."

"Souvent mes personnages sont des intellectuels qui ont des certitudes au départ; et tout à coup, quelqu’un entre et tout est cassé. En fait, c’est la vie qui arrive; la vie qui déborde toujours ce qu’on croit en savoir. C’est un ébranlement des certitudes. Les certitudes sont petites; et le mystère est tellement grand… Il faut retrouver cette dimension du mystère, et aussi retrouver cette dimension de l’enchantement. Quand on pense que l’univers est absurde, on est désenchanté. Quand on pense que l’univers n’est pas absurde mais mystérieux, qu’il y a en lui une promesse de sens qui nous échappe mais qui est là, l’univers est réenchanté."

Où se cache donc cette promesse? "Je dis souvent qu’à des tas de questions théoriques, métaphysiques, l’amour est une réponse pratique. à beaucoup de problèmes, il n’y a qu’une solution: s’engager et aimer."

Ses créatures…
"Qu’est-ce que l’amour?, qui aime-t-on quand on aime?": telles sont les questions posées par Variations énigmatiques. Vous, interprètes, que trouvez-vous essentiel dans cette pièce?
Guy Nadon: "C’est ce qui n’est pas dit. À mon avis, la pièce est un énorme iceberg. Il y a le texte, il y a l’histoire; c’est la partie apparente de l’iceberg. Ce que je retiens de tout ça, ce sont les couches qu’on ne voit pas. Effectivement, ce qui est formulé quand on lit le texte, c’est "qui aime-t-on quand on aime?". Mais pour moi, la question fondamentale dans la pièce, mais qui est indicible, c’est "qui sommes-nous quand on aime?". C’est comme dans la pièce musicale à laquelle on fait référence dans Variations énigmatiques: ce qui est le plus important, c’est ce qu’on n’entend pas. De la même manière, dans la pièce, on entend quelque chose; mais au fond, c’est l’écho de notre propre silence qui va être plus important. Et l’écho du propre silence des spectateurs.

C’est une pièce assez habile dans ce sens-là. Je ne suis pas sûr que c’est ça que l’auteur a écrit; mais c’est ça qu’on a fait. On a l’impression que c’est très verbal, très clair. Mais chaque fois qu’on utilise des formules, je me dis que c’est parce que le personnage n’a rien à dire; donc il se rabat sur une phrase qu’il a déjà écrite. On le fait tous, d’ailleurs: quand on n’a plus rien à dire, on se rabat sur des phrases convenues."

Michel Rivard: "Je partage totalement cette réponse. Le fameux "qui aime-t-on quand on aime?", qui selon l’auteur est le centre de sa pièce, je pense qu’on lui a apporté d’autres nuances; et je pense que l’auteur a été sensible à ça en voyant la pièce. On l’a surpris à certains égards, en soulignant et en isolant certains éléments où nous sommes allés puiser la substance de nos personnages. Je crois qu’il était très heureux de ça."

Pour vous, donc, le non-dit ne concerne pas seulement la femme mystérieuse dont il est question dans la pièce?
Guy Nadon: "Il y a plein de variations énigmatiques entre lui et moi; plein de choses qui ne sont jamais dites. Ça semblait plus intéressant de faire ça que de dire les répliques comme si elles étaient la vérité. Je pense que le public est capable d’en prendre large. Identifier la véritable énigme comme étant seulement la femme, ça serait trop simple…"

Dans cette pièce, vous devez jouer les personnages avec ce qu’ils savent et ce qu’ils vont révéler peu à peu, jouer les émotions en même temps que toute cette intrigue assez complexe. Comment arrivez-vous à entrer dans cet univers et à le transmettre de façon graduelle?
Guy Nadon: "Avec beaucoup d’attention. Au fond, c’est une pièce comme toute autre pièce, avec son coefficient de difficulté. Il s’agit d’identifier où sont les pièges, les possibilités de déraper, où est-ce qu’il est important de mettre le pied. Si le chemin est bien balisé, ça fonctionne bien. C’est comme monter une montagne: on y va en mettant un pied devant l’autre. Ça ne sert à rien de vouloir jouer toute la pièce dès le départ. On commence par la première réplique et tranquillement, brique par brique, apparaît une construction. Il d’agit de bien doser. C’est tout."

Michel Rivard: "À plusieurs moments dans les répétitions, on a dû arrêter et se demander: au point où on en est, dans la pièce, qu’est-ce qu’on sait? qu’est-ce qu’on ne sait pas? Il fallait toujours se référer à ça. Et on a travaillé brique par brique. On n’est jamais allés travailler une scène plus loin pour ensuite revenir en arrière. On a toujours travaillé dans la continuité. Pour que les personnages aient le temps d’arriver là où ils doivent être. Dans ce genre de pièce, c’est important."

Guy Nadon: "Le travail entre Michel, Roussel et moi a été extrêmement "organique". Avec une espèce de respect pour ce qui se développait. La plante croissait à sa manière; et la pièce avait plus de contrôle sur nous que nous n’en avions parfois sur elle."

Que retenez-vous, chacun, comme aspect dominant de vos personnages?
Guy Nadon: "Znorko: un cabotin désespéré."

Michel Rivard: "Moi, je dirais, comme Znorko, dans la pièce, dit à Larsen…"

Guy Nadon: "Vous avez le regard franc des âmes sentimentales. Vous attendez trop des autres, vous pourriez vous sacrifier pour eux…"

Michel Rivard: "Ouais. C’est un brave homme, dangereux pour lui-même avec son altruisme, sa générosité et sa manière d’aimer."

Michel Rivard, vous jouez de temps en temps au théâtre; est-ce que vous auriez envie de jouer plus souvent?
Michel Rivard: "Oui, je le dis sans ambages. J’aime jouer quand je suis sûr d’aller y chercher un plaisir, et une forme d’avancement. J’aime, à la fin d’une production, en savoir plus sur moi, sur le théâtre, sur les gens avec qui je travaille… Si les propositions me permettent ça, oui, j’ai le goût."

Et vous, Guy Nadon, vous ne jouez au théâtre qu’à "doses homéopathiques", comme vous dites…
Guy Nadon: "J’ai eu énormément de chance dans ce métier-là. J’ai joué des choses dont bien des acteurs rêvent. J’ai rêvé de jouer Richard III quand j’étais jeune acteur, je l’ai joué à 36 ans. Cyrano de Bergerac, je ne rêvais pas de faire ça, je l’ai fait; Godot, j’ai joué ça; j’ai joué Lorenzaccio, dans un téléthéâtre en 1988. Dans un petit pays comme le nôtre, il y a des gros morceaux de gâteau qui sont venus devant moi… Mais effectivement, depuis 10 ans, je joue moins; mais ça me convient. Si je rejouais seulement en 2004-2005, je ne serais absolument pas malheureux."

Et pourquoi aimez-vous faire du théâtre?
Guy Nadon: "Je n’aime pas ça. J’en fais parce que c’est la seule affaire que je sais bien faire… Mais je dirais que la vraie réponse c’est que, jeune, j’aimais faire ça parce que mon seul regret c’était de ne pas être quelqu’un d’autre. Faire du taxi sur un personnage: ça me reposait d’être moi-même…

Aujourd’hui, je fais du théâtre comme je boirais du champagne: de temps à autre, pour le simple plaisir de le faire. C’est comme du champagne: ça aide à vivre."

Michel Rivard: "Le théâtre est un univers qui m’est très familier. Je suis né dans cet univers-là. Ce que le fait d’avoir un père comédien m’a donné, c’est d’avoir compris très tôt que c’était un métier, et qu’il y avait des trucs pour arriver à faire croire à sa magie. Pourquoi j’aime le théâtre, c’est parce que j’aime le travail que ça représente. J’aime ça sentir que je dois faire des efforts, me concentrer; et que si je le fais comme il faut, je vais arriver à faire croire à une histoire. Je suis resté très attaché à ce côté "artisanal". En plus, j’ai un grand plaisir quand on a des échanges et que je sens que les phrases portent; avec le rythme, c’est vraiment un grand plaisir physique pour moi."

Le plaisir de jouer…
Guy Nadon: "Et d’amuser. C’est essentiellement ça, les acteurs. C’est comme dans les tribus où les gens, le soir, se réunissaient autour du feu. Ils disaient: "on est allés à la chasse aujourd’hui. Envoye donc, toi, raconte la chasse, t’es bon quand tu racontes la chasse." Au fond, notre société subventionne les arts: c’est la même affaire. Ils nous donnent de l’argent pour raconter la vie de nos contemporains. On a besoin d’histoires; ça nous rassure, ça nous console, ça diminue l’angoisse. La pérennité du théâtre, le besoin de fiction, je crois que c’est fondamental chez l’humain. J’ai un rapport ambigu avec mon métier; des fois, je me dis que c’est un peu insignifiant… C’est un métier inutile… Mais essentiel."

Les 23 et 24 octobre
Au Palais Montcalm
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