Élise Guilbault et Yves Jacques : Grand et petit
La rencontre de deux acteurs virtuoses est toujours un événement. Dix ans après une première expérience au Théâtre de Quat’Sous, ÉLISE GUILBAULT et YVES JACQUES se retrouvent sur scène dans Une journée particulière d’Ettore Scola, chez Duceppe. Mariage de passion.
La scène se passe à Paris à la sortie d’un théâtre parisien vers la fin des années 70. Un apprenti comédien désirant connaître la recette de ce métier aborde la grande Madeleine Renaud.
– Pardon, madame, comment fait-on pour percer?
– Trouvez-vous un maître. Aimez-le. Jouez, beaucoup. Acceptez tout! De grands rôles, de petits rôles… Surtout des petits!
Ce jeune homme, préoccupé par son avenir, s’appelait Yves Jacques. Aujourd’hui, l’acteur chevronné suit toujours les conseils de la femme de Jean-Louis Barrault. "En effet, il n’y a pas de grands ni de petits rôles au théâtre, explique-t-il. Il y a des personnages de gens très ordinaires qui ressemblent à des héros; ils ont assez d’étoffe pour être sur une scène pendant des heures."
Dans les bureaux du Théâtre Jean-Duceppe, à la Place des Arts, Voir rencontre le comédien, en compagnie d’Élise Guilbault, au retour d’une tournée amorcée à Namur, où il jouait La Face cachée de la lune. Yves Jacques reprendra le personnage du spectacle solo de Robert Lepage en tournée européenne et nord-américaine de janvier à juin 2002. Il est fort probable qu’il revienne aussi le présenter à Montréal. "C’est un succès clé en main, un cadeau", reconnaît le comédien en donnant le mérite au metteur en scène. "Mais il a triomphé en Belgique! lance spontanément Élise Guilbault qui, début octobre, a décroché au Festival de Namur, le prix de la meilleure interprétation pour son rôle dans La Femme qui boit.
Yves Jacques et Élise Guilbault représentent probablement le couple le plus atypique du showbiz québécois. Depuis leur première rencontre, en 1991, dans Des restes humains non identifiés… (ils formaient deux parfaits colocataires, éternels complices dans leur cynisme face à la véritable nature de l’amour), jusqu’à la coanimation du Gala des Jutra (hélas! ils ne le refont pas l’hiver prochain), ces deux comédiens virtuoses ont prouvé que la chimie passait entre eux.
Voilà pourquoi Louise Duceppe et Michel Dumont ont tout de suite pensé à ce couple quand ils ont décidé de programmer Une journée particulière. La très belle pièce adaptée du film réalisé par Ettore Scola, en 1977, sera à l’affiche de la Compagnie Jean-Duceppe, dès le 31 octobre, dans une mise en scène de Serge Denoncourt. "Mais ne vous attendez pas à revoir le film de Scola avec Sophia Loren et Marcello Mastroianni, prévient Élise Guilbault. C’est du théâtre avec une vision théâtrale insufflée par le metteur en scène Serge Denoncourt. C’est la première fois qu’Yves et moi travaillons avec Serge. C’est une bénédiction d’avoir eu ce metteur en scène pour cette pièce-là. Il sait parfaitement où il va."
Un jour, deux solitudes
Cette journée particulière, c’est celle de deux êtres esseulés et très différents qui habitent le même immeuble à Rome en 1938, en plein fascisme. Ce jour-là, ils sont seuls dans l’immeuble avec la concierge. Car Hitler parade avec Mussolini dans les rues de Rome.
Gabriele, animateur de radio homosexuel, est condamné à l’exil, parce que le régime italien méprisait les hommes comme ça. Antonietta, mère de six enfants, trompée et humiliée par un mari fasciste, est condamnée au malheur dans son ménage. Miracle du destin, ces deux solitudes vont se rencontrer, se parler, se comprendre et s’aimer d’une façon bien particulière.
"Leur rencontre est un accident, explique Yves Jacques. Antonietta et Gabriele n’auraient jamais dû se parler, encore moins se voisiner… Car ils vivent dans deux univers totalement opposés. Mais ils s’apprivoisent rapidement, et vont s’accepter comme ils sont."
Ettore Scola a écrit un émouvant hymne à la tolérance dans un monde où l’on n’accepte pas la dissidence ou la différence. Pour Yves Jacques, lui-même gai, vivre ouvertement son homosexualité à l’époque était inimaginable. "Dans l’Italie fasciste, c’était "tout l’monde pareil, tout l’monde peigné du même bord". C’est incroyable, le poids de la honte que la société versait sur les gais. Malgré le progrès et les années, on ne s’est pas débarrassé de toute la culpabilité ou de la honte. Je me rappelle la première fois que je suis sorti dans un bar gai, à Québec. J’avais l’impression que je me ferais électrocuter en agrippant la poignée de porte du Ballon Rouge!"
"Antonietta va aussi transgresser les règles sociales dictées aux femmes de son époque, ajoute Élise Guilbault. C’est énorme, le poids du social sur l’intimité des femmes. Il y a un parallèle historique entre le chemin parcouru par les femmes et celui des homosexuels.
"Cette pièce s’intitule Une journée particulière, poursuit Élise Guilbault. Tout est dans le titre qui annonce que ce ne sera pas une journée comme les autres. Parce que, au cours de la journée, il y a une étincelle qui va leur faire voir les choses autrement. À partir du moment où Antonietta et Gabriele se rencontrent, ils ne sont plus exactement les mêmes au fond de leur coeur… Un vent de tendresse et d’affection balaie le cours de leur quotidien. Pour la première fois, ils expriment une partie secrète d’eux-mêmes. Ils deviennent des héros dans leur quotidien."
Antonietta et Gabriele sont des "petits" personnages qui n’ont rien accompli de grandiose dans leur existence. Mais ils sont gigantesques dans leur âme… Et immortels sur la scène. On revient donc au précieux conseil de Madeleine Renaud?
"Ça me fait penser à un autre personnage que j’ai interprété et qui m’a marquée, répond Élise Guilbault. C’est Diane Dubé, dans Natures mortes de Serge Boucher. Pour moi, Diane Dubé représente une grande héroïne tragique, aussi tragique que Médée ou Hermione… Pourtant, c’est une célibataire vivant dans un 4 et demi à Victoriaville qui fait le ménage de sa garde-robe en écoutant des disques de Joe Dassin… Puis, on apprend qu’elle se meurt du sida… et son destin devient d’un tragique exemplaire!"
"À mon avis, conclut Yves Jacques, une telle rencontre dans ce monde d’esseulés représente un formidable message d’humanisme. La pièce nous dit qu’il existe des gens différents, complètement en dehors de l’Histoire avec un grand H. Et que leur petite histoire mérite tout autant d’être racontée et… écoutée."
Du 31 octobre au 8 décembre
Au Théâtre Jean-Duceppe de la Place des Arts