Six Personnages en quête d'auteur : La théorie du chaos
Scène

Six Personnages en quête d’auteur : La théorie du chaos

L’inimaginable se peut. C’est la grande leçon d’un certain jour noir de septembre. C’est aussi la ligne directrice de Six Personnages en quête d’auteur, de Pirandello, tel que monté par Wajdi Mouawad.

L’inimaginable se peut. C’est la grande leçon d’un certain jour noir de septembre. C’est aussi la ligne directrice de Six Personnages en quête d’auteur, de Pirandello, tel que monté par Wajdi Mouawad. Il est vrai qu’on semble vivre dans un monde plus pirandellien que jamais, où la réalité paraît s’inspirer des pires scénarios-catastrophes hollywoodiens – qui pourraient bien à leur tour piller cette même réalité -, où la "vérité" est suspecte, où l’impossibilité de comprendre l’Autre conduit à des situations tragiques, et où notre confortable routine a été brisée par un événement sans précédent…

Et la pièce italienne, créée dans le scandale en 1921, est censée bafouer nos certitudes. La célébrissime oeuvre ébranle non seulement les codes du théâtre, mais met aussi en lumière l’identité plurielle des êtres, et donc l’impossibilité de toute communication. Amalgame d’époques et de styles, l’étonnante adaptation de Wajdi Mouawad déstabilise en brouillant les pistes encore davantage entre fiction et réalité, en mélangeant le vrai et le faux. Le niveau qui se présente ici comme la "réalité" est lui aussi une fiction… alimentée par des éléments réels. La pseudo-réalité est déformée, comme le drame des personnages en quête d’auteur sera tordu par les acteurs qui tenteront de le jouer.

Ainsi, le metteur en scène défendu par le truculent Igor Ovadis se nomme… André Brassard (celui-là même qui, sauf erreur, a dirigé le dernier Six Personnages… sur une scène montréalaise, soit le TNM)! Christiane Pasquier campe la comédienne Hélène Loiselle, qui elle-même interprète le personnage de mère que la première a la charge d’incarner dans la pièce… Got it? La grande question existentielle posée par le père au metteur en scène – "qui êtes vous?" – prend ici tout son sens…

Attelez-vous à votre siège pour ne pas perdre le fil, car on nage dans "l’inconcevable" à tous les paliers du spectacle, sis dans un Montréal en situation de guerre civile (déchiré par des factions baptisées Phalanges québécoises et Ghostdance). Il a des accents absurdes, ce conflit qui aurait fait 30 000 morts en trois ans, où l’on bombarde "au nord de Rosemont", mais où l’on continue tout de même à se réveiller au son d’un René Homier-Roy qui persiste à donner la météo. Il flotte un certain malaise devant ce contexte auquel on croit peu (parce que trop… inimaginable), miroir de l’incrédulité des comédiens de la pièce, envahis par un groupe prétendant être des personnages qu’un auteur a refusé de mettre au monde…

Et ce n’est pas un hasard si le texte que répètent les personnages-comédiens avant l’irruption inopinée de cette drôle de famille est À toi pour toujours, ta Marie-Lou, ce sommet québécois de l’incommunicabilité et de "la guerre intérieure". L’auteur de Rêves (une pièce où l’acte de création était constamment interrompu par les interventions du réel) adapte radicalement l’oeuvre de Pirandello, tissant des liens à plusieurs niveaux.

En marge de certains cabotinages du faux réel, c’est la gravité des personnages-personnages qui se détache ici, fidèle en cela à la vision pirandellienne, selon laquelle ils sont plus vrais que les autres. Les interprètes leur rendent justice, surtout Robert Lalonde, superbe de noblesse humiliée, et l’explosive Marie-Josée Bastien, à la tonitruante présence. En flamboyante et fellinienne Mme Pace, littéralement métamorphosée par le costume outré d’Isabelle Larivière, Michelle Rossignol effectue un grand retour – dans le contexte de la pièce, c’est même une véritable résurrection… – avec un monologue qui semble extrait de l’univers de Michel Tremblay…

Avec ses multiples jeux de miroirs déformants, Six Personnages… se révèle un grand show imparfait, touffu, plein d’excès et de surprises, inventif et débordant (pendant un moment, ils seront jusqu’à 18 comédiens à emplir la petite scène du Quat’Sous), qui nous laisse parfois perplexes. Mais il se passe quelque chose au théâtre de l’avenue des Pins… Quelque chose qui ressemble un peu à notre monde chaotique, avec ses repères familiers désormais brouillés. Quelque chose qu’il vaut la peine de voir.

Jusqu’au 17 novembre
Au Théâtre de Quat’Sous