Une journée particulière : Contre-jour
L’Histoire étend sa lourde main sur la production dirigée par Serge Denoncourt, chez Duceppe, d’Une journée particulière. Une belle idée ne fait pas nécessairement une bonne pièce.
Tout semblait en place pour une rencontre particulière, comme seul peut en donner le théâtre, cet art de l’humain: une rencontre entre deux excellents comédiens et une histoire exemplaire, adaptée d’un beau film réalisé en 1977 par Ettore Scola. Une journée particulière demeure une belle idée, mais incarnée ici avec plus ou moins de crédibilité.
La pièce réunit deux petites histoires blessées, un jour où l’Histoire pèse d’un poids écrasant: la visite du führer à Rome, en 1938. Si les régimes autoritaires d’Hitler et de Mussolini étaient "nés pour s’entendre", rien ne paraît prédisposer les voisins Gabriele et Antonietta à se rapprocher. Pourtant, chacun à sa manière, l’homosexuel lettré et la mère de famille sont victimes du fascisme: lui, du fascisme d’État; elle, du fascisme quotidien de son macho de mari (Pierre Gendron, brutal à souhait). Tandis que dehors, les soldats défilent, dans un unanimisme triomphant, au pas de l’oie, ces deux êtres en marge de l’Histoire officielle vont partager leurs solitudes. Et trouver chez l’autre ce qui leur manque le plus: le respect.
Le spectacle s’ouvre sur une longue exposition, alors qu’on voit d’abord Antonietta entourée de sa smala, une bruyante nuée de petits fascistes qui se préparent à assister à la parade – scène mouvementée à laquelle la mise en scène donne une très palpable image d’"italianité" -, puis chacun des deux protagonistes, seul. Une journée particulière loge davantage dans les petits gestes, le quotidien lourd et solitaire de l’épouse bafouée, par exemple, que dans de grands dialogues. Autant de choses qui convenaient peut-être mieux au grand écran.
Avec son symbole de fugace liberté (l’oiseau qui s’échappe brièvement, permettant la rencontre du couple), le texte repose sur un concept généreux. Ettore Scola a écrit une métaphore de l’exclusion, un hommage aux êtres sensibles que le conformisme social (quel qu’il soit) exclut ou broie sur son passage. Sorte de pied de nez à l’Histoire, la rencontre entre ces deux belles fragilités nous offre de touchants moments, telle cette belle scène dans l’appartement de Gabriele.
Mais la rencontre comme telle se révèle finalement assez courte, concentrée en une journée. Et le cheminement du couple paraît ici un peu précipité; l’acceptation d’Antonietta – dont Scola a eu l’intelligence de ne pas faire une femme d’exception, mais au contraire une véritable groupie de Mussolini, comme le voulait l’époque -, un peu rapide; les revirements d’attitudes assez brusques.
Comme dans cette scène où le Gabriele d’Yves Jacques – tour à tour sensible, charmeur, joueur comme un grand gamin – tangue d’une émotion à une autre, du larmoyant au rire, sans convaincre totalement.
L’Histoire étend sa lourde main sur la production dirigée par Serge Denoncourt – lequel signe pas moins de trois mises en scène cet automne. Films d’époque projetés en arrière-plan, bande sonore idoine: le contexte sociohistorique est très présent. (À noter une utilisation réussie de la concierge, cette espionne en herbe jouée par France Arbour, campée en marge de la scène.) Une reconstitution très soignée, qui reconduit un réalisme obligé. Mais devant laquelle je ne pouvais me défendre parfois d’une impression de fabriqué. Par exemple en regardant voler cet oiseau mécanique, visiblement artificiel…
Ajoutez au poids de l’Histoire, le double décor de Louise Campeau (les deux appartements se font face) qui oblige à moult déplacements du plateau tournant. Pire: le spectacle a cette agaçante manie de faire parfois pivoter le plateau d’un quart de tour afin de mieux recentrer la scène, de faire le "focus", quoi, comme au cinéma…
Une journée particulière n’étant pas une pièce à effets, ce déploiement distraie de l’essentiel. Et, malgré les bons moments que partagent Yves Jacques et la trop rare Élise Guilbault, qui donne à sa mamma italienne une énergie amère, puis une vulnérabilité lumineuse, le drame intimiste d’Antonietta et Gabriele y perd.
Et ça, dans une pièce qui joue sur le contraste entre la beauté fragile d’une rencontre particulière et le conformisme grossier d’une manifestation collective, c’est pour le moins ironique…
Jusqu’au 8 décembre
Au Théâtre Jean-Duceppe