Roger Planchon : Le roman d’un acteur
À 15 ans, en mettant la main sur Le Chant du cygne, ROGER PLANCHON pensait que jamais il ne pourrait vivre assez longtemps pour jouer le vieux protagoniste de Tchekhov. Il a non seulement survécu pour pouvoir s’offrir ce beau rôle, mais, entre-temps, l’artiste est devenu un pilier du théâtre français. Nous l’avons rencontré à la veille de la première de son spectacle au Rideau Vert.
Comédien, auteur, metteur en scène, directeur de théâtre, cinéaste, producteur, Roger Planchon est un véritable homme-orchestre. Lui-même se qualifie de chef de troupe. "Je suis l’un des très rares metteurs en scène qui travaillent avec un groupe d’acteurs et qui font avec eux ou des pièces ou, de temps en temps, du cinéma."
Acteur-clé de la décentralisation hexagonale, il est aussi celui qui a mis Villeurbanne, en banlieue de Lyon, sur la carte artistique, en y fondant en 1957 ce qui deviendra le Théâtre national populaire (TNP). "Il n’y avait pas de théâtre en province, quand j’ai commencé", rappelle-t-il. Le futur ex-directeur du TNP (il quittera son poste à la fin de l’année, mais continuera de monter des spectacles avec une compagnie indépendante) est visiblement fier de ce qu’il a accompli. De ce TNP qui fut à la fois un lieu d’accueil "des spectacles les plus aigus de la création contemporaine européenne" et un centre de création "prestigieux".
Les voyages de la troupe ne l’avaient jamais amenée ici (une couple de projets de tournée étaient tombés à l’eau). Grâce à l’invitation du Théâtre du Rideau Vert et aussi à France au Québec/la saison, Montréal accueille enfin le metteur en scène, que les Québécois connaissent uniquement pour ses films (Dandin, Louis, enfant roi, Lautrec).
Interprété notamment par la comédienne et chanteuse Anna Prucnal, Le Chant du cygne et autres histoires vient grossir la vague Tchekhov qui déferle sur Montréal cet automne. "C’est le grand auteur moderne, explique Roger Planchon. Tchekhov a révolutionné le théâtre, par la façon dont il a supprimé l’emphase, dont il parle à la fois en profondeur et avec le quotidien. C’est le Shakespeare de la modernité. À mon sens, même les dialogues de cinéma ont bénéficié de l’apport Tchekhov."
Baptême de Tchekhov
Pourtant, en 50 ans de carrière, celui qui a fait 80 mises en scène ne s’était jamais attaqué au dramaturge russe. "J’ai toujours eu peur de monter du Tchekhov, à cause de mon infini respect pour lui, avoue candidement l’affable bonhomme. D’ailleurs, je commence par le plus petit!"En effet, le Tchekhov qu’il nous présente en première partie n’est pas le grand auteur de La Cerisaie. Mais un "pré-Tchekhov" méconnu, qui publiait de petites nouvelles "faciles" dans de médiocres journaux humoristiques, afin de nourrir ses frères et sours. "C’est un Tchekhov brut, au ton sarcastique, drôle, mais très aigu. Il raconte des histoires bêtes de cocus, mais il y met une profondeur. Ce qui est émouvant, c’est que même quand il écrit des situations de boulevard, il y a une sorte de vérité. Au milieu de scènes vulgaires, tout à coup, on est stupéfait par une réplique profonde."
Ce spectacle qui mélange le "sublime et le ridicule", à la manière tchékhovienne, débute donc par un collage de récits qui ont en commun de mettre en scène des acteurs. "J’aimerais que les gens découvrent la naissance d’un auteur quand arrive Le Chant du cygne, à la fin. Il y a une sorte de progression."
Le Chant du cygne est celui d’un vieil acteur, qui vient de monter sur scène pour la dernière fois, et qui se réveille ivre dans un théâtre déserté, à l’exception du souffleur. Écrite en 1886, cette courte pièce est une méditation sur la vieillesse et la mort qui rôde, mais aussi sur le théâtre. "C’est la première pièce où Tchekhov met au point son système d’écriture. Tous les gens de théâtre aiment ce texte profondément, parce qu’il dit à la fois la grandeur et le dérisoire du théâtre. Et surtout, il est d’une profondeur invraisemblable. Aujourd’hui, paraît tous les deux mois en France un livre sur la fin de l’art, disant que l’art est une plaisanterie… Or, Tchekhov l’a dit il y a 120 ans! Il remet en question l’art avec une phrase terrible: "Le théâtre est un divertissement pour oisifs.""
Roger Planchon ne partage pas cette ambivalence face au théâtre. Après tout, il a vécu l’époque où c’était une "aventure sociale". Pendant des années, en France, il est allé tous les midis dans les usines causer théâtre aux ouvriers. "C’est impensable aujourd’hui!"
Mais il se fait toujours un devoir d’aller parler aux jeunes, pour "rendre" ce qu’il a reçu. "Moi, je suis d’origine très populaire. Mais à 15 ans, j’ai eu la chance de découvrir la poésie, le cinéma. Je suis autodidacte, et j’appartiens à une génération où c’étaient généralement des gens très simples qui faisaient le théâtre. C’était une manière de se sortir de son milieu. Je me sens plus près des petits gars de banlieue que des gens qui font aujourd’hui du théâtre. Je ne suis pas un théoricien, j’ai plutôt été un artisan. Je suis un diplodocus qui survit…"
Roger Planchon croit encore au rôle de l’art. Il compare le théâtre à ces brasiers qu’on allume pour circonscrire un incendie. "Je pense que le théâtre ne peut pas changer la société, mais que son rôle de contre-feu est très important. Par le théâtre se fait une opposition à une société que je désapprouve complètement – ou à peu près. Le théâtre a un peu la fonction de lutter contre ce nihilisme. On est peut-être les derniers combattants. C’est pour ça que ça me plaît…"
Jusqu’au 8 décembre
Au Théâtre du Rideau Vert