Enzo Cormann : Masculin féminin
Scène

Enzo Cormann : Masculin féminin

Décidément, ça ne dérougit pas. Les théâtres montréalais, généralement pas très "receveux", ont rarement accueilli autant de visiteurs hexagonaux.

Décidément, ça ne dérougit pas. Les théâtres montréalais, généralement pas très "receveux", ont rarement accueilli autant de visiteurs hexagonaux. Contrairement à ses compatriotes, Enzo Cormann ne vient pas à l’occasion de la fameuse Saison France au Québec, mais pour accompagner sa pièce Credo à l’Espace Go, sa première jamais montée ici. Cet auteur écrit pourtant depuis 22 ans, au rythme de deux ou trois textes par an (pièces, "oratorios profanes" pour la musique)…

Datant de 1982, le texte mis en scène par la comédienne Christiane Pasquier est sa seconde pièce. Depuis une dizaine d’années, Enzo Cormann signe des oeuvres beaucoup plus en prise sur la marche du monde. "Aujourd’hui, on peut m’assimiler à un mouvement de théâtre critique européen, où le politique et l’Histoire sont très présents. Une rencontre entre le politique et l’intime. Je crois que le caractère de l’assemblée théâtrale est profondément politique. C’est un rassemblement de citoyens. Le théâtre parle de ce qui intéresse l’assemblée, il est donc toujours politique. C’est une dissection, en fait. Le monde ne nous convient pas tel qu’il est, nous l’examinons. Et c’est bien: c’est ce qui fait qu’on a le goût de le changer."

C’est en tout cas là qu’Enzo Cormann puise sa motivation pour écrire pour la scène. "Oui, parce qu’en fait, le théâtre, c’est emmerdant!" affirme ce sympathique homme de théâtre – aussi metteur en scène. "Il y a des préalables à n’en plus finir. Et l’imaginaire de l’écrivain est traversé par celui d’un tas de gens. Donc, il faut que ça en vaille la peine. Moi je crois que ça en vaut la peine. Mais ça nécessite de bien y regarder, parfois…"

Très sensible à la rythmique d’un texte ("quand j’ai commencé à écrire pour des musiciens, je me suis rendu compte que derrière mon écriture, il y avait toujours un orchestre"), cet auteur d’une vingtaine de pièces prépare un roman. "Je me vois mal passer ma vie à n’écrire que du théâtre. À cause d’une forme de dépossession. En concevant une pièce, je me projette tellement dans l’idée de la représentation que j’ai l’impression de l’avoir déjà vécue. Assister à mes pièces m’est très désagréable, même quand ça se passe très bien. Tout le monde a un rôle dans une représentation théâtrale. Il n’y en a qu’un qui ne serve à rien, c’est celui qui l’a écrite…", s’esclaffe-t-il.

Credo nous entraîne plutôt sur le territoire de l’intime. Enzo Cormann voulait y explorer l’idée du monologue féminin. "Pour un homme, qu’y a-t-il de plus fictionnel que d’imaginer une parole de femme? C’était aussi une façon de méditer sur la posture de l’auteur, qui convoque toutes sortes d’êtres, de réalités que, pour l’essentiel, il n’a pas vécues. Et cependant, ce qu’il met sur scène est quand même un outil de connaissance. De partir à l’aventure dans l’exploration intime d’une biographie fictive féminine, c’était tout à fait passionnant. Et un peu effrayant, parce que sans garantie: si ça se trouve, je suis complètement à côté de la plaque. Et c’était intéressant de réfléchir au fait que ça restait toujours une parole d’homme, celle d’un homme écrivant un personnage de femme."

Dans un soliloque bourré de souvenirs, de "fantasmes, d’omissions et de vérités", cette femme (Monique Spaziani) s’adresse à un homme qui n’est pas là. A-t-elle vraiment vécu avec un homme, ou a-t-il toujours été imaginaire? L’auteur lui-même ne le sait pas. "Ce qui m’intéresse, c’est le trouble dans lequel cette femme me laisse, et peut laisser le spectateur: qu’est-ce qui est vrai? Comme le disait Genet: "Le mensonge est plus proche de la réalité que la vérité des faux-semblants." Réalité, vérité, réel, imaginaire, le théâtre est là aussi pour nous faire réfléchir là-dessus."

Ce faisant, le dramaturge donne une tribune à une femme qui n’en aurait pas autrement… "Le théâtre permet que pendant une heure quinze, elle parle, et que l’assemblée l’écoute. Ça, ça n’arrive pas dans la vie. Les gens qui parlent seuls aux arrêts de bus, dans les cafés, on ne les écoute pas. Ou alors ses propos seraient décryptés sur le mode psychiatrique: bon, elle délire. Moi le premier, je pense que ça me menacerait d’entendre ça. Mais au théâtre, c’est ce qui est bien: le péril est suspendu."

Et à travers son récit, la protagoniste de Credo énonce une parole importante, selon son créateur. "Une parole folle prend une dimension radicale que nous avons du mal à admettre, sauf au théâtre: nous sommes là justement pour entendre cette singularité s’exprimer. Au fond, elle dit qu’il y a quelque chose de mortifère dans l’amour, que ce n’est qu’une tension vers un inaccessible, que l’autre est toujours requis de donner ce qu’il n’a pas."

Son monologue nous rappelle, au fond, que l’isolement à deux peut être bien pire que la solitude. "Il y a une chosification tragique des rapports amoureux. En fait, on est aussi fous qu’elle. Parce qu’on oublie d’être vivants, qu’on s’englue dans une routine, qu’on ne voit plus l’autre, qu’on laisse aller les choses à vau-l’eau, en se reposant sur des certitudes… Alors qu’on devrait tout le temps être aux aguets, inventer, bouger. C’est peut-être à ça aussi que sert le théâtre: à nous réveiller."

Du 20 novembre au 15 décembre
À l’Espace Go