L'Hiver de force : Vivre sa vie
Scène

L’Hiver de force : Vivre sa vie

Les sociétés ont les héros qui leur ressemblent. Dans leur détresse lucide, leur vide existentiel qu’ils voudraient remplir d’amour, leur esprit critique que ne vient corrompre aucune action…, les protagonistes jumeaux de L’Hiver de force sont les rêveurs touchants et dérisoires d’un peuple qui n’a du changement que des velléités.

Les sociétés ont les héros qui leur ressemblent. Dans leur détresse lucide, leur vide existentiel qu’ils voudraient remplir d’amour, leur esprit critique que ne vient corrompre aucune action…, les protagonistes jumeaux de L’Hiver de force sont les rêveurs touchants et dérisoires d’un peuple qui n’a du changement que des velléités.

Occupés à la difficile tâche de ne rien faire, André et Nicole Ferron sont des résistants passifs. Ces enfants de la Révolution tranquille et de celle, plus violente mais ratée, d’Octobre 70 résistent aux impostures idéologiques de leur époque, aux mouvements collectifs, et surtout à l’âge adulte. Ils finiront par se résigner à vivre à l’ombre d’une société qui, de toute façon, ne veut manifestement pas d’eux. Mieux vaut rien que ça. "On est un vide qui se refait", disent-ils…

Lorraine Pintal, elle, est plutôt de la race des tenaces. Il lui en a fallu de la ténacité, pour soutirer à l’insaisissable Réjean Ducharme la permission de porter sur scène son roman écrit en 1973. Annulée in extremis pendant le dernier Festival de théâtre des Amériques, L’Hiver de force, la pièce, voit enfin le jour. Et donne raison à la directrice du TNM, qui a su trouver la forme pour adapter un roman qui est d’abord un état d’esprit, une quête d’amour et d’absolu, une errance émotive, et qui se passe beaucoup dans l’attente. L’attente de l’appel rédempteur de l’actrice-idole Petit Pois, l’immense amour-haine qu’elle suscite chez le couple Ferron étant le moteur, le fil conducteur de l’ouvre. Malgré quelques longueurs, l’adaptation dynamique de la metteure en scène coupe à travers L’Hiver de force pour garder l’essentiel de la texture primesautière du roman: ses ruptures de ton, son immobilisme mouvant, sa structure éclatée, sa drôlerie qui puise au tragique. Et la langue éclatante de l’auteur de L’Avalée des avalés. Ce verbe fort, imagé, avec ses excès de calembours, trouve une niche naturelle sur scène.

Porté par la trame musicale (Vian, les Beatles, chouchous des Ferrons, mais aussi Robert Charlebois, alors associé à Ducharme), incarné dans les costumes de Julie Charland, le spectacle capte l’esprit, l’énergie des mouvantes années 70. De par ses scènes télescopées, la construction du spectacle flirte avec le genre cinématographique. Les voix triturées de la conception sonore signée Jean-Frédéric Messier lui donnent un petit côté show expérimental (plus années 80, mais bon…). Comme dans une performance poétique, les différents personnages s’avancent au micro pour entrer en conversation téléphonique avec le couple Ferron.

Autrement, ils surgissent dans l’espace d’André et Nicole – ces réfugiés dans leur propre appartement – par les portes-frigos encastrées dans le mur droit du brillant décor en transformation de Danièle Lévesque. Cet alignement de réfrigérateurs paraît réminiscent du pop art… En première partie, alors que les Ferron ne bougent guère de leur antre, toute l’astuce de l’adaptation de Pintal consiste à faire du couple de résistants tranquilles, en retrait du monde, le centre, la plaque tournante (littéralement) du mouvement.

Avec leur physique frêle et leur sensibilité à fleur de peau, Céline Bonnier et Alexis Martin donnent corps à la vulnérabilité contestataire de ces grands gamins perdus et éperdus d’amour. Les deux comédiens maîtrisent les sauts des niveaux de langage de ces junkies de télévision et de mauvais films. Marie Tifo donne toute sa flamme impétueuse à son icône traîtresse, à l’humeur instable. Fidèle à elle-même, Anne-Marie Cadieux joue en équilibriste virtuose du fantaisiste langage joualo-parisien de son hallucinante Laïnou – personnage flamboyant qui vole plusieurs fois le show. Du Ducharme filtré à travers l’inimitable phrasé Cadieux, c’est quelque chose… C’est peu dire de la qualité de cette distribution qu’elle se permet d’offrir de petits rôles, bien remplis, à Pierre Curzi et à Monique Mercure.

Dans l’ensemble, ce spectacle jouissif, tendu entre la dérision et le pathétisme, fait montre d’une liberté créative qu’on aimerait bien voir plus souvent au TNM…

Jusqu’au 13 décembreAu TNM