Sophie Faucher : Le choix de Sophie
Avec Apasionada, une pièce sur Frida Kahlo, SOPHIE FAUCHER signe son premier texte, que ROBERT LEPAGE met en scène. Dans le destin hors du commun de la peintre mexicaine, la comédienne trouve, enfin, un reflet de sa propre quête.
Je la connais fort peu. Néanmoins, je peux affirmer, sans crainte de me tromper: à l’instar de Frida Kahlo, qu’elle s’apprête à incarner sur la scène du Théâtre de Quat’Sous, à partir de mardi, il existe deux Sophie Faucher.
Il y a d’abord la personnalité publique, énergique, excentrique, mondaine et passionnée. Celle-ci, née sous les feux de la rampe, fille du réalisateur Jean Faucher et de l’actrice Françoise Faucher, maîtrise depuis sa tendre enfance l’art d’être en représentation. Puis, il y a l’autre. La femme fragile, vulnérable, sensible et terriblement émotive. Celle-là a très peur d’oublier son texte…
Dimanche dernier, à l’heure du brunch, j’ai rencontré les deux Sophie. La première est arrivée en coup de vent au Café Méliès, boulevard Saint-Laurent, s’excusant de son retard (elle avait dû reconduire sa petite fille chez ses grands-parents), avant de me rappeler que nous avions une heure d’entrevue. Et pas plus! La seconde a oublié l’heure, et s’est confiée au journaliste. Elle s’est ensuite mise à pleurer, à table, en remerciant la vie de lui avoir offert le plus beau métier du monde, et la chance de réaliser un vieux rêve d’artiste.
Plus de 10 années se sont écoulées depuis que Sophie Faucher est tombée amoureuse de la vie, de l’oeuvre et du mythe Frida Kahlo. Elle a tout lu et tout vu sur Frida. Elle en a parlé à la radio et ailleurs. Elle a fait un pèlerinage au Mexique sur ses traces. Puis, elle a décidé d’écrire une pièce sur cette peintre célèbre.
Au début, Sophie Faucher a cogné à plusieurs portes. En vain. On ne prenait pas au sérieux cette actrice fonceuse qui "voulait se créer un rôle". La sentant découragée, son mari lui demande avec qui, idéalement, elle aimerait travailler. Robert Lepage… avance-t-elle sans conviction. "Mais demande-lui, joue le tout pour le tout, et envoie ton projet à sa compagnie, Ex Machina", suggère son époux. Elle le fait, comme on lance une bouteille à la mer.
"Mes affaires n’aboutissaient plus, se souvient-elle. Chez moi, j’avais une reproduction d’une oeuvre de Frida accrochée au mur du salon. En passant devant, j’avais l’impression que Frida me surveillait. J’en étais obsédée… Puis, un jour, le tableau est tombé par terre. Et là, je me suis dit: c’est ça, Frida, tu me laisses tomber maintenant! Je l’ai engueulée, puis je l’ai suppliée de m’aider…" Le lendemain, Ex Machina lui répondait! Lepage était intéressé par son projet. Il voulait la rencontrer à Québec. Durant cette rencontre, elle convaincra le metteur en scène le plus occupé de la planète de produire et de créer son spectacle!
Aujourd’hui, le fruit de leur travail, Apasionada (La Passionnée), verra enfin le jour au Théâtre de Quat’Sous, avec Patric Saucier dans le rôle de Diego Rivera, et Lise Roy qui incarnera de multiples personnages. Profitant de la renommée d’Ex Machina et du créateur de La Face cachée de la lune, la comédienne présentera, en 2002, le spectacle en tournée à l’étranger (Europe, Japon…).
Le rêve d’une actrice
Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage… Sophie Faucher a fait de cette morale de La Fontaine sa nouvelle devise. En novembre, elle a répété à La Caserne, à Québec, dans "des conditions idéales". Elle se sent "privilégiée" de travailler avec l’équipe de Lepage. "Le week-end dernier, je quittais les répétitions à Québec. Je marchais rue Saint-Paul, en direction du port, pour aller respirer l’air du fleuve. Heureuse, je me répétais: merci la vie! Si ça ne marche pas, j’aurai au moins travaillé dans des conditions formidables. Ç’a été long. J’ai cogné à bien des portes. Mais ça valait la peine d’attendre. J’ai le traitement royal. Maintenant je dois plonger. Même si on manque toujours de temps pour peaufiner une création."
Une création qui représente tout un défi pour la comédienne. Elle n’avait pas été autant habitée par un projet depuis L’Annonce faite à Marie de Claudel, dirigée par Alice Ronfard… en 1985. Bien sûr, d’autres beaux personnages se sont retrouvés sur le chemin de sa carrière: Barbara, la séductrice solitaire d’Inventaires de Philippe Minyana, à l’Espace Go; l’Antigone d’Anouilh dans une production hélas ratée au Rideau Vert. Mais son casting se rapprochait plus du léger que du grave. Davantage Musset que Racine, disons.
Or là, Frida Kahlo – une femme qui avait la détermination de Lady Macbeth, la vulnérabilité de Blanche Dubois, en plus de la grandeur d’âme d’Andromaque -, c’est le personnage que toute comédienne rêverait d’incarner.
C’est toujours un peu étrange et angoissant de voir un rêve se réaliser. Quand le rêve est projet, il représente un absolu. Lorsqu’il devient réalité, il nous fait soudainement peur.
Durant l’entrevue, la peintre Johanne Corno, le coiffeur Alvaro, puis le réalisateur Charles Binamé viennent tour à tour à notre table saluer Sophie Faucher. Ils s’informent du spectacle. Et lui souhaitent bonne chance… "Tout le monde a des attentes", confie plus tard la comédienne. C’est un GROS mandat! On ne peut pas aborder la vie de Frida Kahlo sans s’investir à fond. La prochaine fois, je m’attaque à un sujet léger. Pourquoi pas une femme qui a toujours vécu dans la ouate? Mais il n’y aurait pas de show. Les gens heureux n’ont pas d’histoire…"
Frida Kahlo a plus qu’une histoire: elle a un destin. Née en 1907, trois ans avant le début de la Révolution mexicaine, la peintre et conjointe de l’artiste Diego Rivera a cultivé ses contradictions comme d’autres, leur jardin. Femme à la fois forte et fragile, radieuse et souffrante, épouse fidèle et grande séductrice (elle a été la maîtresse de personnages célèbres, tels Léon Trotski et Georgia O’Keeffe); féministe avant la lettre, mais proche de la tradition mexicaine; communiste et antiaméricaine, mais aussi bourgeoise frayant avec le milieu de la mode new-yorkais… Même sa relation avec l’ogre Diego Rivera, qui a survécu à plusieurs séparations et trahisons, représentait une énorme contradiction. "C’est le mariage d’une colombe et d’un éléphant", avait lancé le père de Frida à l’annonce de leurs épousailles.
"Je crois que chaque femme est multiple et changeante, reconnaît Sophie Faucher. Et là, je vais incarner une femme pleine de paradoxes. J’adore ce genre d’existence en dents de scie, bourrée de contradictions, de remises en question, d’amitiés et d’inimitiés. Ce n’est pas une vie reposante!"
Frida Kahlo a connu le succès posthume (voir encadré). De son vivant, elle a eu droit à seulement deux solos (l’un à New York en 1938, l’autre à Mexico en 1953). C’est une survivante. Souffrante et alitée à 18 ans (un accident lui a fracturé la colonne et une jambe), sa mère installe un miroir au plafond de son baldaquin. C’est là qu’elle commence à peindre. Ce qui explique le fait que son corpus comprend une grande quantité d’autoportraits. Sa réalité, c’est aussi la douleur physique. Là encore, ses toiles expriment ce sentiment sans équivoque.
"Toutefois, je ne veux pas qu’on retienne uniquement sa souffrance et son malheur, dit l’interprète. J’ai envie que le public découvre aussi son humour, sa vitalité, sa délinquance, son côté démone, sa folie, et sa soif de liberté. Le Mexique est un pays tellement riche en couleurs, en coutumes, en croyances et en mythologies que je me suis dit il y avait tout pour faire un spectacle de théâtre.
La douleur, le miroir, l’obsession de son image, l’enfance solitaire, mais aussi la création, l’humour, la liberté: voilà des thèmes propres au théâtre de Robert Lepage. Le metteur en scène va juxtaposer sa poésie visuelle très branchée et actuelle à celle, surréaliste et mythique, de Frida Kahlo. Ce qui s’annonce comme un mariage heureux.
Pour écrire Apasionada, Sophie Faucher s’est inspirée du journal intime de Frida étalé sur les 20 dernières années de sa vie. La scène se passe à la Maison bleue, où le couple habitait, en banlieue de Mexico, en 1953, le soir du vernissage de son exposition, alors que Frida dialogue avec la mort… "Ce n’est pas une biographie, c’est notre Frida à nous, explique l’auteure. C’est une proposition à partir de sa parole de femme, de poète, de visionnaire. J’ouvre une page du journal de Frida Kahlo et je me dis je n’ai pas le droit de me plaindre de ma vie. Elle avait une force, une intensité, une authenticité. Elle mordait dans l’existence, ce n’est pas parce qu’elle avait une jambe plus courte que l’autre qu’elle se disait handicapée. Ce n’est pas parce qu’elle était timide et arborait un visage dur qu’elle s’empêchait de séduire et d’être magnifique."
Car, malgré la souffrance, la maladie, les événements qui s’acharnaient sur elle, Frida Kahlo refusait de se morfondre. Elle estimait davantage la légèreté de la vie que la profondeur des ténèbres. "Rien n’est plus ridicule que la tragédie, a-t-elle écrit dans son journal. Rien n’est plus important que le rire."
"Je suis comme ça aussi, lance Sophie Faucher, je me donne le droit de rire de moi, d’être folle, flamboyante, afin de mettre un peu de poésie dans la grisaille du quotidien. Vous savez, durant les répétitions, j’ai souvent pensé à une artiste québécoise qui avait la même vitalité que Frida Kahlo: c’est Marcelle Ferron. Elle a eu le cancer des os très jeune. Elle a connu bien des difficultés. Or, elle s’est battue toute sa vie pour créer de la beauté et de la lumière."
Avant que les larmes n’embrouillent à nouveau ses beaux yeux noirs, Sophie première se lève et me quitte dans la grisaille de novembre. Il faut être forte, une petite fille de six ans attend sa mère avec impatience, afin qu’elle lui parle de Frida, du théâtre, et de l’amour…
Du 4 au 22 décembre
Au Théâtre de Quat’Sous
Une icône du XXe siècle
Frida Kahlo est en train de devenir l’une des icônes du XXe siècle. L’oeuvre de cette artiste mexicaine, décédée en 1954, ainsi que sa vie bénéficient depuis quelques années d’un engouement exponentiel. Étonnant retournement de situation pour une artiste dont le travail fut longtemps éclipsé par celui de son mari, le muraliste Diego Rivera.
Ses tableaux ont la cote, en particulier ses nombreux autoportraits. Et ce, autant sur le marché de l’art qu’auprès des artistes et des intellectuels. En juin 2000, un autoportrait s’est vendu, chez Sotheby’s, pour la modique somme de cinq millions de dollars US! Dix ans plus tôt, elle devenait la première artiste latino-américaine à vendre une toile (Diego et moi) pour plus d’un million de dollars. Il faut dire que ses oeuvres sont collectionnées, entre autres, par Madonna qui les aime passionnément. "Prêter ma Frida à la Tate Gallery, c’est comme me séparer de mes enfants!" a avoué la star, lors du départ d’un de ses tableaux pour l’exposition sur le surréalisme qui se tient ces jours-ci dans le célèbre musée de Londres, où Kahlo occupe une place significative.
Le cinéma s’est aussi emparé de son image. Tim Robbins en faisait récemment une des héroïnes dans son film Cradle Will Rock. Sa vie vient même d’être portée à l’écran par la cinéaste Julie Taymor. Mais ce n’est ni Madonna, ni Jennifer Lopez – qui ont toutes deux convoité le rôle -, mais bien l’actrice mexicaine Salma Hayek qui incarnera Frida dans ce film devant prendre l’affiche au printemps 2002.
Au Québec aussi, Kahlo fascine: en 97, Pauline Vaillancourt a monté un opéra pour voix et bande électroacoustique en son honneur; en 92, la chorégraphe Danièle Desnoyers présentait au Musée d’art contemporain un spectacle inspiré de sa vie… Et actuellement, un documentaire allégorique sur la vie et l’oeuvre de Kahlo, campée cette fois par Claudia Ferri, est en cours de tournage.
Mais qui est Frida Kahlo?
Juste une héroïne pour historiens féministes? Une figure secondaire de l’histoire de l’art, mais qui a eu une vie remplie de rebondissements – elle aurait été la maîtresse du révolutionnaire Léon Trotski alors qu’il avait trouvé refuge au Mexique? Après l’oeuvre curieuse, mais aussi très limitée, de Tamara de Lempicka (collectionnée également par Madonna), ce serait au tour de Kahlo d’être à la mode?
Non, Frida Kahlo, c’est bien plus que ça. Communiste, elle fut une artiste engagée dans plusieurs causes tout au long de son existence. Et elle a aussi laissé une oeuvre majeure où la vie est vécue avec profondeur. Un travail hanté par la douleur et la mort. Les artistes André Breton – qui la découvrit en 1938 lors d’un voyage au Mexique – et Marcel Duchamp ne se sont pas trompés en défendant son travail.
Son art pictural a souvent été une manière de survivre, de conjurer le mauvais sort. Atteinte de polio à sept ans, blessée gravement dans un accident de tramway à 18, elle a, toute sa vie durant, souffert physiquement, subissant de multiples interventions chirurgicales. Ses autoportraits sont loin d’être seulement une glorification du soi comme beaucoup de peintres l’ont fait. Il y a dans son travail une expression de l’angoisse existentielle aussi intense que chez Louise Bourgeois ou Cindy Sherman. (Nicolas Mavrikakis)