Les Laboratoires Crête : Le théâtre en folie
Scène

Les Laboratoires Crête : Le théâtre en folie

Que serait le théâtre montréalais sans ces expériences où une certaine marge donne libre cours à son audace? Avec ses "conférences-spectacles", STÉPHANE CRÊTE prouve que le théâtre peut aussi être une expérience ludique et iconoclaste. Bilan  festif.

Ah, le théâtre! Les textes transcendants, les sublimes performances d’acteurs, les décors spectaculaires… Oubliez tout ça. Que serait le théâtre montréalais sans ces expériences où une certaine marge donne libre cours à son audace, à sa liberté créatrice, à son humour iconoclaste et à sa volonté de défier les codes du théâtre? Nommons pour mémoire les expérimentations les plus démentielles du NTE, les 12 Messes pour le début de la fin des temps de Momentum, les spectacles de feu le Grand Théâtre Émotif du Québec. Et on peut désormais ajouter les Laboratoires Crête, de Momentum, en bonne place au panthéon des expériences ludiques qui sortent le théâtre de ses gonds, et souvent de son cadre naturel.

Doué touche-à-tout, ex-animateur du défunt Boum Ding Band, l’ineffable Stéphane Crête est l’un des plus beaux fous de la scène québécoise. Cet enfant naturel de Robert Gravel appartenait au GTEQ, dont L’Année de l’ébranlement, qui voulait étudier en 1996 l’émotion sur scène, pourrait être l’ancêtre des Labos Crête.

Les "conférences-spectacles" conduites par le "docteur" Crête, imperturbablement sérieux dans son sarrau blanc (ce qui ajoute à la drôlerie de l’affaire), ont pour mandat d’examiner l’influence des "états de conscience modifiés" sur le jeu de l’acteur. Depuis le début de l’année, on a ainsi étudié les effets de la douleur, de l’hypnose, et, devant un public très restreint – because de potentiels problèmes judiciaires -, des paradis artificiels.

Le dernier – mais non le moindre – protocole se tenait la semaine dernière, dans une (trop) grande salle de classe de l’Université de Montréal. Le sujet à l’étude? Rien de moins que la "corrélation possible entre stimulation sexuelle et interprétation chez l’acteur en représentation".

Le rituel des protocoles est immuable à peu de choses près, répétitif comme toute expérience scientifique contrôlée. D’abord auscultés par une infirmière professionnelle, les acteurs-sujets jouent une scène normalement, puis dans un état modifié; c’est-à-dire, ici, sous l’emprise de l’excitation sexuelle… Nos braves cobayes devaient donc être stimulés par toutes sortes d’accessoires dénichés dans un sex-shop. Constatation: la concentration en prend pour son rhume…

La correspondance délibérée entre les scènes choisies et le thème de la soirée ajoutait au délire. Paul-Patrick Charbonneau prononçait ainsi une conférence sur la masturbation. Munis de sous-vêtements très spéciaux, Stéphane Demers et Sylvie Moreau avaient du mal à garder leur sérieux en jouant un extrait d’un boulevard grivois signé… Gilles Latulippe. Sous l’influence du Viagra (!) et entendant les gémissements "en direct" d’une comédienne anonyme, Guillaume Chouinard se déchaînait dans le monologue d’un obsédé sexuel, sorti de la plume truculente de Michel Garneau.

Liée à une boîte à attouchements, Isabelle Brouillette se mettait en bouche un extrait sensuel des Amours, de Jean-Pierre Ronfard. Quant à Brigitte Poupart, ligotée sur une chaise de plaisir digne de Barbarella, elle donnait voix à différents cris orgasmiques, pêchés dans les célèbres Vagina Monologues

Les instruments de plaisir étaient bien sûr dérobés à notre vue. D’où notre scepticisme. Dans le premier laboratoire, on assistait à tout le moins aux souffrantes torsions physiques des volontaires. Celui sur l’hypnose demandait déjà plus de foi.

Mais les exercices de Momentum visent justement ce doute: y a-t-il un simulateur dans la salle? Après tout, on a affaire ici à des interprètes professionnels… "À vous de trancher, concluait le docteur Crête. Il n’y a qu’une lettre qui sépare la stimulation de la simulation…"

Questionnant les codes du théâtre, les Labos Crête mélangent habilement le faux et le vrai. Le spectateur est gardé sur le qui-vive, balancé entre la réalité et le jeu, le sérieux et la pochade, l’expérience scientifique et le théâtre. Crête a soigné les détails, donnant à l’expérience une allure faussement authentique. Une vraie conférencière ouvrait d’ailleurs le dernier protocole!

Il faut tout de même saluer le courage – et l’impudeur, parfois… – des comédiens qui se sont prêtés avec enthousiasme à l’exercice. Et si on n’assistait pas à ces désopilants spectacles d’abord pour voir de grandes performances d’acteurs, on aura eu droit à des moments colorés, malgré les longueurs inhérentes au processus. On retiendra notamment la prestation délirante de Nathalie Claude…

Sur le plan "scientifique", on attend impatiemment les conclusions de l’étude Crête. Les laboratoires nous manqueront. Mais ne soyons pas trop inquiets: une autre idée folle ne devrait pas tarder à germer dans ce cerveau imaginatif…