Pierre Bernard, Serge Denoncourt et Luc Picard : Le plaisir croît avec l’usage
La nouvelle saison théâtrale réunit trois hommes qui exercent leur métier avec intensité. L’ex-directeur artistique du Quat’Sous, le cofondateur du Théâtre de l’Opsis et le populaire comédien plongent dans Juste la fin du monde, une pièce de Jean-Luc Lagarce à l’affiche de l’Espace Go.
D’abord, présentons-les. Luc Picard, acteur instinctif à l’intensité ombrageuse, dont le talent est reconnu par tous; Pierre Bernard, éternel inquiet doublé d’un bourreau de travail d’une grande sensibilité; et Serge Denoncourt, boulimique et inventif metteur en scène avec un net penchant pour la dérision, la réplique acide.
Ensuite, le lieu. La salle de conférence de l’Espace Go à l’heure du midi. Voir a rassemblé les trois artistes autour d’une même table pour discuter de leur métier. À première vue, ils sont aussi différents l’un de l’autre que les trois mousquetaires… (qui étaient quatre, mais c’est juste pour vous donner une idée). L’un (Picard) est assez sauvage, l’autre (Bernard), extrêmement sensible et Denoncourt, très volubile. Mais en les écoutant plus longtemps, on leur découvre des dénominateurs communs.
D’abord, ces trois hommes partagent le fait d’avoir plongé en même temps, au milieu des années 80, dans le monde merveilleux, et parfois périlleux, du théâtre montréalais. Et de nous avoir donné, à nous spectateurs, de grands moments de théâtre: pensons à Traces d’étoiles mise en scène par Bernard avec Luc Picard et Sylvie Drapeau; ou au Temps et la Chambre monté par Denoncourt au TNM, pour ne nommer que ces spectacles-là.
Ensuite, leur approche du métier est similaire. "Au coeur de nos démarches respectives, explique Pierre Bernard, on retrouve la préoccupation du public, de l’échange, de s’adresser directement aux gens."
Luc Picard remonte sur les planches après trois années consacrées au cinéma, à la télé et, plus récemment, à sa paternité nouvelle. En plus de cosigner la mise en scène avec Pierre Bernard, Denoncourt renoue avec le jeu en interprétant Louis, son premier grand rôle en 12 ans. Quant à Pierre Bernard, il se lance dans un premier projet public après avoir quitté la direction artistique du Théâtre de Quat’Sous, en l’an 2000.
Pierre Bernard et Luc Picard se connaissaient déjà, puisque le comédien a joué onze fois en huit ans au Quat’Sous, dont trois fois sous la direction de l’ancien patron de la compagnie. Serge Denoncourt, qui a réalisé une soixantaine de mises en scène, a également travaillé au théâtre de l’avenue des Pins, mais il côtoie pour la première fois Luc Picard en répétition.
Ensemble, ils possèdent une mine de talent inépuisable. Ils sont réunis autour de la production de Juste la fin du monde, de l’auteur français Jean-Luc Lagarce (Le Pays lointain, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne), décédé des suites du sida en 1995, à l’âge de 38 ans. Ce spectacle qui ouvre la saison de l’Espace Go, le 22 janvier, comporte la plus belle affiche de la saison (la distribution comprend aussi trois excellentes comédiennes: Monique Miller, Julie McClemens et Anne Dorval).
Le retour de l’enfant prodigue
Louis, un auteur de 34 ans qui se sait atteint d’une maladie mortelle, décide de retourner dans sa famille après une absence de plusieurs années pour leur annoncer sa fin prochaine. Mais il repartira sans avoir rien dit de sa vie ni de sa maladie. Au lieu de s’épancher, il aura écouté ce que les membres de sa famille avaient à lui dire, principalement son frère Antoine (Luc Picard), dans une bouleversante scène à la fin de la pièce.
Juste la fin du monde, c’est un peu le retour de l’enfant prodigue qui vient perturber l’unité familiale et rouvrir les vieilles et profondes blessures du passé. "Louis était l’enfant chéri, surprotégé parce qu’il semblait toujours souffrir plus que les autres… Son frère lui cédait la place pour qu’il soit heureux, explique Serge Denoncourt. Et quand Louis est parti, Antoine s’est senti trahi."
"La souffrance de Louis a écrasé la douleur des autres, poursuit Luc Picard. Il y a des gens comme ça qui s’imaginent toujours souffrir plus que tout le monde. Mais ce jour-là, Antoine va se vider le coeur. Il va lui faire des reproches terribles." "Mais ces reproches ressemblent à une déclaration d’amour…, ajoute Pierre Bernard. Parce que ce qu’Antoine reproche à Louis, c’est de les avoir abandonnés."
"Des pièces sur la famille, il s’en est écrit des milliers depuis les débuts du théâtre, remarque Serge Denoncourt. Mais en voyant celle-ci, il y a deux ans à Paris, j’ai été séduit par la façon unique qu’a Lagarce d’exprimer des choses sur la famille. Et j’ai tout de suite su que je voulais la monter et jouer le rôle de Louis également. J’étais tellement bouleversé par ces mots-là que je voulais les dire en public. Et j’ai annoncé à Ginette Noiseux (la directrice de l’Espace Go) que je désirais jouer Louis, ce qui a un peu changé ses plans. Mais elle a tout de suite accepté."
Même engouement pour le texte de la part de Picard et de Bernard. Mais Luc Picard a tout de même dit oui à une condition: que le spectacle soit accessible. "L’écriture de Lagarce est très cartésienne, souligne le comédien. Je commence à dire quelque chose, et s’ouvre une parenthèse, puis une autre… Cette pièce aurait pu être écrite par René-Daniel Dubois ou Normand Chaurette, deux auteurs qui travaillent beaucoup la forme…"
"Il ne faut pas que le texte soit un écran, poursuit Pierre Bernard. Il faut que le jeu soit incarné, que les acteurs rendent ce texte aussi accessible qu’une langue de tous les jours sans rien perdre de la beauté de sa construction… Dans notre approche, puisque nous sommes québécois, c’est plus nord-américain. Mais on n’a pas voulu adapter l’action, la scène se passe dans une famille de la petite-bourgeoisie française."
Ce qui a touché Pierre Bernard, c’est le fait que le personnage de Louis, qui doit révéler à ses proches quelque chose d’énorme, décide de garder le silence… "Parce qu’il réalise que la douleur des membres de sa famille est plus importante que la sienne… En donnant la parole à son frère, il lui fait le plus beau des cadeaux."
Pour les fins de la production, les deux metteurs en scène se sont entourés d’acteurs qu’ils connaissent et aiment bien. Ils ont recréé leur petite famille théâtrale à eux. "La famille, ce n’est pas un clan, mais une démarche artistique, dit Serge Denoncourt. Plus un metteur en scène travaille avec un acteur, plus ce dernier peut aller loin. Un simple regard entre Pierre et Luc vaut autant qu’une discussion d’une heure avec moi. Parce que Pierre connaît Luc depuis 15 ans. Ils ont une complicité, tandis que moi je suis davantage comme un spectateur par rapport au jeu de Luc."
"Essaie de charmer quelqu’un qui ne t’aime pas, poursuit Picard. Tu vas commencer à faire des farces plates, à parler tout croche, et tu vas être mauvais… Inversement, si tu te sens aimé, tu risques d’être bon." "Quand tu tombes, il faut que tu saches qu’il y aura quelqu’un en bas qui va te ramasser, ajoute Pierre Bernard. Un acteur s’abandonne à la chute, et le metteur en scène doit être là, en bas, pour l’accueillir."
Lance et compte
"Pour moi, un acteur apprend de ses succès, pas de ses échecs, estime Luc Picard. L’insécurité, j’en ai déjà en masse au fond de moi; pas besoin d’en rajouter… C’est de la confiance qu’un acteur a besoin. Au Québec, on apprend beaucoup l’humilité aux acteurs. Soyez humble, doutez de vous, nous dit-on. Sauf qu’à un moment donné, tu dois monter sur une scène devant des milliers de personnes et livrer la marchandise. Quand un joueur de hockey s’empare de la rondelle dans sa zone à lui, et qu’il décide de déjouer tout le monde pour se rendre en zone adverse, s’il doute de lui, il ne marquera jamais de but…"
Il y a trois ans, Luc Picard décidait de prendre une pause du théâtre après avoir défendu trois rôles importants coup sur coup. Il avait été Lorenzo au Théâtre Denise-Pelletier; Alceste au TNM; et Joseph dans Un simple soldat de Marcel Dubé, chez Duceppe.
Des productions énormes et terriblement épuisantes. "Je ne savais pas quand je remonterais sur les planches, mais je savais que ce serait dans une petite salle avec des gens que je connais et qui m’aiment. J’étais tanné d’être rongé par l’angoisse pour des projets éphémères. Heureusement, j’ai la chance de voyager d’une discipline à l’autre avec mon métier."
Cela lui a permis de jouer, entre autres, à la télé dans Omertà , Chartrand et Simonne, L’Ombre de l’épervier; et, au cinéma, dans 15 février 1839 et La Femme qui boit. Et de nous montrer qu’en plus de sa légendaire intensité, cet acteur a aussi une grande intelligence du texte. À la veille de remonter sur les planches, Luc Picard a l’impression d’être moins terrorisé que dans sa jeunesse. "À 40 ans, je réalise que se poser de mauvaises questions, c’est comme ne s’en poser aucune… Là, pour une fois, Pierre et moi, on s’est donné la possibilité d’avoir du plaisir durant les répétitions, de ne pas créer seulement dans l’angoisse."
Les deux complices n’ont pas eu de difficulté à convaincre Serge Denoncourt de prendre part à leur résolution. Ce dernier a toujours mis un baume sur ses angoisses existentielles en trouvant le côté ludique des choses, et en maniant bien la dérision. Et l’autodérision. Par exemple, lorsque je lui demande s’il est nerveux de remonter sur les planches, il dit en riant qu’il ne s’est pas organisé pour avoir l’air bon en sollicitant les services de Monique Miller, Anne Dorval Julie McClemens et Luc Picard…
"Le théâtre, c’est un jeu d’enfant, conclut Luc Picard. Arrêtons de croire qu’il faut s’arracher la tête pour être génial. Si personne ne comprend le résultat de notre travail, c’est qu’on s’est trompé. Einstein disait: si tu n’es pas capable d’expliquer quelque chose à un enfant de six ans, tu ne le comprends pas bien toi-même…"
Juste la fin du monde
Du 22 janvier au 16 février
À l’Espace Go