Stacey Christodoulou : De bruit et de fureur
Scène

Stacey Christodoulou : De bruit et de fureur

Avec Blasted, Sarah Kane a divisé la terrible critique britannique et soulevé le scandale en Angleterre. STACEY CHRISTODOULOU dirige la première pièce de cette auteure disparue trop tôt, et collabore pour la première fois avec une compagnie francophone.

C’est à croire que le théâtre de la digne Angleterre n’en finit jamais d’engendrer des "enfants terribles". À la fin des années 90, ce titre pouvait être attribué à une toute jeune femme, Sarah Kane, controversée héritière des Harold Pinter, Edward Bond et Steven Berkoff. Une auteure provocante qui ne craignait pas de dévoiler l’horreur et la violence du monde dans toute sa nudité.

Avec Blasted, la sulfureuse Kane (qui depuis s’est pendue pendant une crise dépressive, à l’âge de 28 ans) a fait en 1995 une entrée fracassante dans l’univers théâtral. Cocktail de sexualité sans fard, de violence et d’énucléation (entre autres charmantes horreurs), la pièce a divisé la terrible critique britannique, et soulevé le scandale. D’autres jeunes dramaturges ont emboîté le pas à sa suite, et on a baptisé cette nouvelle tendance très explicite le "in-yer-face theatre".

"Mais en Angleterre, ce sont des prudes! s’insurge en riant Stacey Christodoulou, qui monte la première pièce de Kane. Et maintenant qu’on a vécu la guerre de Bosnie, les événements du 11 septembre, on sait qu’il y a des choses comme ça qui se passent dans le monde. Si on est choqués, il faut s’informer un peu! Parce qu’en Amérique du Nord, on est dans une bulle… Sarah Kane avait 23 ans quand elle a écrit Blasted, et elle ne l’a pas fait pour choquer: c’est une pièce très intelligente et très bien écrite. Mais quand tu es jeune, et même pour moi maintenant, qui ai 36 ans, c’est fatigant de toujours voir des pièces où tout est beau. J’imagine qu’elle a senti qu’il n’y avait aucun endroit où l’on pouvait voir un peu de réalité, et parler des choses réelles. De la complexité de la violence, de la dépendance." Pour sa première mise en scène à Montréal au sein d’une compagnie autre que la sienne, la fondatrice de The Other Theatre a proposé elle-même Blasted au Quat’Sous. Comme un défi à la petite institution qui aime bien prendre des "risques intéressants". "Quand Pierre Bernard en était le directeur artistique, il y avait une blague dans la communauté anglophone comme quoi si l’on voulait voir le meilleur théâtre anglais, il fallait aller au Quat’Sous!" explique la metteure en scène dans le café du théâtre qui a monté Walker, Berkoff et Bond ces dernières années.

Écrite pendant la dure guerre en Bosnie, Blasted met aux prises, dans une luxueuse chambre d’hôtel de Leeds, une jeune fille fragile (Isabelle Roy) et un reporter raciste (Henri Chassé). La rencontre entre les anciens amants est chargée de violence et d’amour-haine. Une situation réaliste qui explose avec l’irruption d’un militaire très perturbé (Gérald Gagnon), qui entraîne avec lui les atrocités d’une guerre civile, manière bosnienne.

Pour Stacey Christodoulou, qui s’intéresse depuis toujours au thème du pouvoir dans les relations humaines, la citoyenne Kane montre comment la violence personnelle et la violence politique sont liées. Et comment le bourreau peut devenir en un rien de temps la victime. "Elle parle de choses très importantes, mais d’une façon qui n’est pas lyrique, avec des phrases très courtes. Il y a quelque chose de très cru dans le dialogue, qui me bouleversait. On a l’impression que c’est fort réaliste, mais en même temps, les personnages parlent de thèmes profonds, d’une façon directe: la violence, la guerre, Dieu… La pièce questionne aussi ce qu’est l’amour. Est-il possible d’avoir de l’amour même quand une relation est abusive?"

L’histoire de Blasted peut sembler outrancière lorsque racontée comme ça, mais les événements qui s’y déroulent ne choquent pas Christodoulou. "Parce que je sais que dans les relations humaines, il y a ce côté-là: la rage, la colère, la violence. C’est partout. Sauf que c’est caché. Pour moi, ce n’est pas un univers très loin de la réalité. Il y a des gens qui ont des relations comme ça: ils se battent, se détestent, s’aiment. Mais on n’est pas habitués à voir ça sur scène. Comme on n’est pas habitués à voir des gens qui ne sont pas des héros."

À l’heure où le monde semble plus que jamais peint en blanc et noir, où chaque victime du 11 septembre devient l’objet d’une hagiographie, la metteure en scène se réjouit de monter un texte dont les personnages ne sont pas des héros. "Dans cette pièce, il y a plusieurs paradoxes, comme dans la vie. Aucune solution n’est proposée, pour beaucoup de questions. J’espère que les spectateurs vont comprendre que la vie et la guerre ne sont pas simples. Aujourd’hui, on essaie toujours de donner une face très propre à la guerre, aux relations humaines, pour les rendre plus faciles. J’aime cette pièce parce que les idées y sont complexes."

Même si ce n’est pas une partie de plaisir… "Les pièces comme Blasted sont comme un scalpel pour disséquer l’être humain et le monde. Souvent, c’est nécessaire. Mais ça ne veut pas dire que vous allez aimer ça…"

Du 21 janvier au 2 mars
Au Théâtre de Quat’Sous