Au coeur de la rose : Entre ciel et mer
De Pierre Perrault, on aura retenu le grand documentariste, le maître du cinéma direct qui a tendu son micro aux populations des régions éloignées, et donné ses lettres de noblesse à la langue de leur pays. Mais le réalisateur de La Bête lumineuse était aussi un homme de mots.
De Pierre Perrault, on aura retenu le grand documentariste, le maître du cinéma direct qui a tendu son micro aux populations des régions éloignées, et donné ses lettres de noblesse à la langue de leur pays. Mais le réalisateur de La Bête lumineuse était aussi un homme de mots. Il a signé des textes dramatiques, publié des recueils de poésie, des essais et une pièce, écrite pour la télé en 1958, créée sur scène en 1963, et plusieurs fois remaniée.
C’est au Théâtre Ubu, en collaboration avec le Rideau Vert, que revient le mérite d’arracher à l’injuste oubli qui la menaçait Au coeur de la rose. Plutôt porté sur les pièces formalistes et les avant-gardes poétiques que sur les morceaux de folklore, Denis Marleau a trouvé dans ce pan un peu oublié du répertoire québécois un objet d’une poésie étrange et magnifique, bercé de métaphores marines; une langue riche de ses sonorités régionales, qu’elle transcende pourtant. Il y a quelque chose d’exemplaire et de plus grand que nature dans cette histoire d’île isolée, où une jeune fille rêve de partir et d’être emportée par le premier venu qui saura ravir son coeur.
Conte universel et archétypal de la passation des générations, d’un mode de vie qu’on tente de léguer à une jeunesse qui piaffe d’impatience et rêve plutôt de renouveau, Au coeur de la rose montre comment on muselle la vie, comment on tue les rêves. On y lira ou pas une métaphore nationale du refus de larguer ses amarres pour prendre pays, de la crainte du changement. Mais la pièce se tient en elle-même, véritable petit trésor de beauté.
Dernière enfant à ne pas avoir encore pris le large d’un couple attaché à la surveillance du phare, la Fille (Isabelle Blais) est confiante qu’"autre chose surviendra", et la sauvera du sort qui l’attend: épouser le gentil boiteux (Paul Ahmarani) qui enchaînera son destin à l’île et à la morne perpétuation de la vie de ses parents. L’espoir se présente un soir de tempête sous les traits d’un beau jeune matelot (Maxime Denommée), échoué avec le bateau de son père (Claude Lemieux). La Fille tentera ardemment de le séduire, malgré l’opposition de son père (Paul Savoie).
Sur scène, Au coeur de la rose est rendu avec une couleur austère qu’on met un peu de temps à apprivoiser. Étranger à tout naturalisme, Denis Marleau ramène la pièce à sa dimension de tragédie poétique. Et formellement, c’est réussi, par exemple ces extraits de films de Perrault intégrés à la scénographie qui entoure la scène d’images d’oiseaux comme entre ciel et mer.
Ce parti pris impose aussi une certaine lenteur rituelle à la plupart des personnages. Les parents, qui sont les gardiens, non seulement du phare, mais aussi de la tradition, de l’immobilité des choses, ont la gravité pesante de figures sculptées dans le bois dur. Une solennité que Paul Savoie et Louise Laprade rendent par contre avec une maîtrise impressionnante.
Impétueuse et impatiente comme l’ouragan, la Fille apparaît telle une tache de soleil brûlante dans ce monde grave, austère, un peu figé, dont la production accentue volontiers le rigorisme quasi protestant. Elle est la vie qui bat encore dans un univers mortifère. Un personnage qu’Isabelle Blais, une excellente jeune comédienne à qui ni le tempérament ni la technique ne font défaut, impose avec passion et une intelligence charnelle. C’est par elle qu’arrive, finalement, l’émotion. Voilà, le mot honni est lâché…
Jusqu’au 9 février
Au Théâtre du Rideau Vert