Les Joyeuses Commères de Windsor : Le temps des bouffons
Après avoir annulé sa production à la suite du décès de Jean-Louis Millette, il y a deux ans, le TNM porte enfin à la scène Les Joyeuses Commères de Windsor. Ce Shakespeare léger et volage risque d’illuminer vos froides soirées. Et vous confirmer l’inépuisable talent de Rémy Girard.
Si vous avez l’intention d’aller voir Les Joyeuses Commères de Windsor, assurez-vous de ne pas avoir de rendez-vous trop tôt le lendemain. En sortant du Théâtre du Nouveau Monde, vous risquez de partir sur la go toute la nuit! Car le plaisir qui se dégage de ce spectacle jouissif, festif et sans prétention peut être contagieux.
Ce texte peu monté de Shakespeare n’a rien à voir avec ses grandes oeuvres dramatiques. C’est une farce proche de certains Molière ou Goldoni, un vaudeville avec des histoires de cocus, d’amants cachés dans le placard, et de coups de bâton… Mince dans le propos, The Merry Wives of Windsor tourne par contre autour d’un gigantesque personnage: Falstaff. "Cette masse d’humeur lubrique", dira Mistress Ford, l’une des commères, à propos de cet énorme vaurien imaginé par l’auteur de Hamlet, qui se serait inspiré de clients croisés dans les tavernes et les bordels de Londres, qu’il aimait fréquenter, dit-on.
Noble mais désargenté, Sir John Falstaff cherche à refaire sa fortune sur le dos de deux couples de bourgeois décadents, les Ford et les Page. Il entreprend de séduire les épouses et les courtise en même temps. Mais celles-ci découvriront ses machiavéliques intentions. Nos deux commères décident donc de servir à Falstaff sa propre médecine. Elles prendront un malin plaisir à ridiculiser le vilain séducteur.
À lui seul, ce personnage comique et immoral mérite qu’on s’intéresse à cette pièce commandée à Shakespeare par Élisabeth 1re en 1597. Bouffon devenu un mythe, Falstaff, sous des travers grossiers, cache une humanité immense. Le metteur en scène Yves Desgagnés a d’ailleurs mis le personnage carrément au centre de la production à l’affiche du TNM jusqu’au 14 février. Quand il ne joue pas, Falstaff est souvent assis seul à une grande table au milieu de la scène dépouillée.
Avec sa lecture moderne et vaguement brechtienne (qui va dans le sens de l’excellente traduction de Normand Chaurette), Yves Desgagnés fait ressortir le sous-texte de cette pièce. Entre les blagues grivoises et les jeux de mots salaces, on perçoit une critique sociale de la bourgeoisie décadente. Par moments, on a l’impression d’assister à un cocktail donné à Rideau Hall, durant lequel les convives auraient oublié tout sens du protocole et abuseraient du champagne… Desgagnés expose les travers de la classe dirigeante (Shakespeare caricaturait la bourgeoisie marchande) à la manière de Falardeau dans Le Temps des bouffons. Mais sans le jugement gauchisant et manichéen du cinéaste. Au contraire: jamais la vision du metteur en scène ne vient étouffer le côté comique et iconoclaste de l’oeuvre.
Pour incarner Falstaff, le metteur en scène a misé sur un comédien populaire: Rémy Girard. Tout parallèle est périlleux à faire, mais, pour moi, Rémy Girard est le Louis de Funès québécois: un grand tragique prisonnier de son génie comique. Ces dernières années, on a pu voir cet acteur boulimique un peu partout. Il est devenu si familier qu’on le tient pour acquis; et on oublie son immense talent.
Dans la peau d’Estragon, de Sancho ou même de Stan dans Les Boys, Rémy Girard saisit toujours la vérité de ses personnages. Il sait "être sincère et pourtant détaché", pour reprendre la formule de Peter Brook. En Falstaff, Rémy Girard nous dégoûte autant qu’il nous séduit. À la fin, pris au piège de son adultère au milieu d’une forêt, et tentant de fuir, nu, avec des bois de chevreuil sur la tête, on est touché par le sort qui s’abat sur le pauvre homme. Est-ce ainsi qu’un homme vit, animal dérisoire, traqué dans la folie de ses excès?
Aux côtés de Rémy Girard, 16 interprètes s’en donnent à coeur joie. Peu de fausses notes (quelques dérapages d’un soir de première) dans cette distribution qui nous offre de bons numéros d’acteurs: Frédéric Desager en pasteur efféminé; Jean-Pierre Chartrand en éthylique sir Thomas Page; Julie Vincent en très contrôlante Mistress Ford; Emmanuel Bilodeau en désopilant Slender; Renaud Paradis qui compose avec beaucoup de rigueur un étrange valet tout droit sorti de l’univers du music-hall; et la merveilleuse Pierrette Robitaille. Bien sûr, madame Robitaille nous montre à nouveau son grand sens du comique, mais elle expose aussi une certaine vulnérabilité.
La scénographie minimale de Martin Ferland (on voit les coulisses; les acteurs restent sur les planches pour observer les scènes où leur personnage n’apparaît pas; et, par moments, des tableaux défilent pour illustrer un changement de lieu), les éclairages d’Éric Champoux, les costumes originaux de Judy Jonker ainsi que la musique de Catherine Gadouas contribuent à la richesse de ce spectacle.
Malgré quelques longueurs à la fin du premier acte, la soirée passe vite. Elle se termine avec une joyeuse invitation à la débauche (qui n’est évidemment pas dans le texte, mais ça va dans le sens profane de ce théâtre). Toutefois, bien avant la scène finale, on a déjà deviné qu’Yves Desgagnés est un épicurien. Passionné et lucide, sensuel et mordant, Desgagnés est l’héritier de l’ineffable Paul Buissonneau: un homme-orchestre qui crée un théâtre vivant, inventif et ludique. Qu’est-ce qu’on attend pour lui confier de grands textes?
Jusqu’au 14 février
Au Théâtre du Nouveau Monde