Juste la fin du monde : Le soleil même la nuit
Si vous acceptez de plonger dans le merveilleux labyrinthe verbal de Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce, vous adorerez cette pièce à l’affiche de l’Espace Go. Et dans laquelle Luc Picard vole la vedette.
Je pensais à ce titre du film des frères Taviani, en regardant Juste la fin du monde, la pièce qui vient de prendre l’affiche de l’Espace Go. Ce texte de l’auteur français Jean-Luc Lagarce est très sombre, mais il est traversé de jets de lumière qui nous font croire que parfois le soleil peut se lever au milieu de la nuit de certaines existences.
D’ailleurs, dans la production mise en scène avec beaucoup de beauté et de rigueur par Pierre Bernard et Serge Denoncourt, la lumière est très signifiante (soulignons le magnifique travail de Martin Labrecque, aux éclairages). Qu’elle soit douce, forte, tamisée ou même absente par moments (des noirs divisent les scènes et marquent le passage du temps), la lumière se pose toujours avec justesse sur les cinq membres de cette famille réunie un dimanche après-midi d’été, comme pour mieux exposer les recoins sombres de leur âme.
Comme son compatriote Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce est mort jeune des suites du sida. Comme lui, il a laissé une oeuvre forte, poétique et singulière qui se démarque de la dramaturgie française contemporaine. Et comme Koltès, pressé par le temps et l’urgence, Lagarce a exprimé la douleur des gens qui souffrent en silence.
En parlant du Pays lointain (une pièce de Largarce présentée en tournée au Québec l’automne dernier, et qui est un peu la suite de Juste la fin du monde), le metteur en scène François Rancillac dit que c’est un univers où "l’on trace des bilans pour expliquer, où l’on ouvre constamment des parenthèses-tiroirs, et où l’on vient à se perdre dans une sorte de labyrinthe verbal où personne n’arrive vraiment à se faire comprendre… C’est un monde où le monde a perdu son sens parce que le langage est impuissant à le décrire…"
Trop de mots et pas d’action, c’est un peu notre première impression en écoutant les premières répliques de cette pièce pas toujours accessible. D’autant plus que les personnages de cette famille froide et bourgeoise ne se disent rien de concret. Ajoutez à cela qu’on a décidé de faire parler les comédiens avec un irritable accent franco-français (pas bien maîtrisé par l’ensemble de la distribution); le spectacle débute donc sur un ton faux et assez artificiel.
Puis, en écoutant les récriminations des personnages envers Louis, le fils manqué (qui revient chez les siens après des années d’absence pour leur annoncer sa mort prochaine), on comprend que tous les rapport affectifs de cette famille sont basés sur la duperie, les apparences, les conventions. Et le malentendu. Unis par le sang, mais étrangers par la vie. Soudainement, cet univers devient plus familier. Et on se surprend à plonger dans ce labyrinthe de mots et d’émotions particulières.
Quand Antoine (Luc Picard) explique à son frère Louis les raisons de son ressentiment (il a reproché à son frère, en gros, d’être un tricheur et un manipulateur), on croit que ces êtres vont enfin se comprendre… Louis serre même son frère dans ses bras, alors que jusque-là, personne n’osait se toucher, restant toujours distant en se parlant les bras souvent croisés. Or, leur étreinte se dénoue rapidement et chacun retournera à sa vie. Louis va mourir seul en regrettant seulement le cri qu’il a oublié de lancer entre ciel et terre…
La production de l’Espace Go est défendue par une extraordinaire distribution. À l’exception de Serge Denoncourt qui ne parvient pas à nous émouvoir. Dans la peau de Louis, il est peu naturel et semble réciter son texte. Anne Dorval est par contre fabuleuse dans le rôle de l’épouse d’Antoine, femme BCBG et un peu maladroite. Julie McClemens, la petite soeur incomprise et malheureuse, est d’une grande justesse. Comme toujours, Monique Miller est impeccable dans le rôle de la mère qui présage le drame sans intervenir. Mais Luc Picard vole la vedette en défendant avec brio le très beau personnage d’Antoine.
Pour son retour sur les planches, Luc Picard touche au sublime. Dès son entrée en scène, avant même qu’il n’ouvre la bouche, seulement par son attitude corporelle, on devine le caractère de son personnage. Puis, quand la crise éclate, il est troublant, bouleversant. Pour un amateur de théâtre, regarder jouer Luc Picard, c’est comme pour un sportif voir un athlète olympique se surpasser! Et pour un critique, c’est le bonheur de réaliser que son métier lui réserve toujours de grandes surprises.
Jusqu’au 16 février
À l’Espace Go