Blasted : Lettre à un jeune directeur artistique
Scène

Blasted : Lettre à un jeune directeur artistique

Après son adaptation de Pirandello sur fond de guerre civile au Québec, WAJDI MOUAWAD poursuit dans la lignée des spectacles noirs et violents avec Blasted. Mais, au lieu d’éveiller notre conscience aux horreurs du monde, cette production cauchemardesque du Quat’Sous nous plonge dans l’ennui mortel. La coupe est pleine.

Mon cher Wajdi,

Tu me permettras de m’adresser à toi par le biais de cette critique de la pièce à l’affiche de ton théâtre. J’estime beaucoup ta contribution au théâtre québécois. Or, depuis que tu es à la barre du Quat’Sous, il semble que tu es en train de tomber dans la facilité intellectuelle que tu t’acharnes à dénoncer. En imposant une vision unilatéralement tragique de la société, tu risques de causer plus tort que de bien à cet art que nous chérissons toi et moi.

Jeudi soir, je suis allé voir Blasted, une oeuvre précédée d’un parfum de scandale. Un mot qui te colle de plus en plus à la peau, toi qui attires souvent la polémique médiatique. Scandale? L’oeuvre, très violente et sordide, peut choquer des puritains. Il y a des injures, des coups, des sacres, des viols, de la sodomie, du sang, des morts. On mange même un bébé à la fin… Or, je ne vois rien de scandaleux à montrer l’horreur humaine au théâtre. Tout le monde peut la voir en zappant, en cliquant, ou en observant le mal d’amour qui pousse des malheureux à se détruire le samedi soir.

De Brad Fraser à Sarah Kane, en passant par Trainspotting, le Quat’Sous aime bien nous servir du théâtre à sensations fortes. Quand un spectacle parvient à transcender le côté trash du genre, c’est efficace. Ce qui n’est pas le cas ici. La mise en scène de Blasted, signée Stacey Christodoulou, se révèle un affront à l’intelligence du public. Sa seule vision artistique, c’est de choquer et provoquer. Je veux bien être confronté aux atrocités du monde, mais j’exige d’un artiste qu’il fasse son travail, en sublimant le regard qu’il pose sur ces horreurs.

Tu évoques Jean Genet dans le programme. Mais Genet a transposé dans un langage poétique une réalité dure et violente. La beauté de sa poésie, c’est qu’elle transforme la merde en fleur; la blessure, en baume. Sarah Kane fait du mauvais reportage. Son texte ressemble à une macédoine pseudo-existentialiste. À l’image de la presse populaire, son théâtre joue des trois S (sang, sexe et sensationnalisme). D’ailleurs, en regardant la pièce, j’avais parfois l’impression de feuilleter un numéro d’Allô Police.

Malgré toute cette noirceur, je n’ai pas été touché par la souffrance des personnages; j’ai plutôt été happé par l’ennui. Monolithiques et sans humanité aucune, les protagonistes nous laissent de glace. Or, avant de décrocher, j’avais déjà compris qu’il n’y avait rien à retirer de cette tragédie nihiliste. ("T’as des enfants. Y grandissent. Y t’haïssent. Pis tu meurs!" lance un personnage; du coup, il résume l’histoire en 10 secondes!) Le plus tragique, c’est que cette auteure blessée, rongée par son mal de vivre, s’est tuée en 1999, à l’âge de 28 ans. Hélas Wajdi, Sarah Kane n’avait pas besoin du soutien de directeurs artistiques avides de scandale, mais de l’aide de bons thérapeutes.

À la décharge de l’auteure, la mise en scène enfonce le clou. Là où Stacey Christodoulou aurait dû alléger, suggérer, transposer, cette dernière en rajoute avec une proposition d’abord hyperréaliste (la salle du Quat’Sous sent l’odeur de renfermé de cette chambre d’hôtel), puis maladroitement fantastique. Quant aux comédiens (Isabelle Roy, Henri Chassé et Gérald Gagnon), ils incarnent avec virulence ce désespoir, tels des kamikazes fonçant sur des tours jumelles!

L’autre matin, je t’écoutais parler à la radio avec René Homier-Roy. Tu parles bien, Wajdi. Mais tes mots sonnent un peu creux parfois. Tu disais que la meilleure façon de servir le public, c’était de NE PAS se préoccuper du public! J’estime, au contraire, qu’un directeur artistique a le devoir d’être à l’écoute de son public. Bien sûr, il n’a pas à faire son éducation artistique. Bien sûr, il ne peut pas prévoir ses réactions, préjuger de ses goûts, et garantir les succès.

Néanmoins, un directeur artistique doit s’assurer d’une chose simple mais essentielle: il ne doit pas léser le spectateur. Ces temps-ci, il est de bon ton de mépriser le public qui ne comprend pas une oeuvre. Ou de snober un artiste qui essaie de faire un théâtre plus accessible en l’accusant de vendre son âme aux marchands du Temple.

À l’époque, aurait-on accusé Copeau, Vilar ou Joseph Papp – des directeurs de théâtre jadis préoccupés de leur public – de vendre leur art au méchant marketing? Tout artiste digne de ce nom a la volonté de rejoindre un public. Une oeuvre d’art n’est pas un théorème indéchiffrable. Elle n’existe pas dans l’absolu. Si un livre n’est pas lu, qu’importe que son auteur prétende avoir écrit LE chef-d’oeuvre.

Tu déplores, Wajdi, la disparition du "sentiment tragique" dans notre univers de téléromans et de séries dramatiques. Et tu avances que Blasted ne sera jamais adaptée au petit écran. "Un des devoirs du théâtre est de continuer à faire en sorte que, collectivement, nous puissions, grâce à des auteurs de génie (sic), faire l’expérience de la tragédie, c’est-à-dire l’expérience de la mort."

Puis-je te rappeler que, contrairement à Blasted, les Grecs montrent très peu la mort, l’horreur et la violence: tout se passe en dehors de la scène. Ce sont les dieux (le choeur) ou les protagonistes qui annoncent et racontent les terribles drames. Ils apparaissent sur scène pour jeter un peu de lumière dans les ténèbres de l’existence.

Parce que sans lumière, Wajdi, le théâtre n’existe plus.

Jusqu’au 2 mars
Au Théâtre de Quat’Sous