Après Chroniques de la vérité occulte et Le Chien, voici que Pierre-François Legendre, récipiendaire du prix Janine-Angers, se mesure à Ivan Kaliayev, personnage de la pièce Les Justes d’Albert Camus, mise en scène par Reynald Robinson. "Depuis trois ans, mes désirs deviennent des réalités! s’exclame-t-il. Vraiment, je me sens comblé." Il rêvait, en effet, d’incarner ce personnage. "Ce rôle, c’est un grand défi: dans la pensée, les enjeux. C’est une situation plus grande que nous; plus grande, aussi, que les personnages. Il n’y a pas de doute: c’est le rôle le plus difficile que j’ai joué jusqu’ici. Je me sens revenu au temps du Conservatoire, quand ils "travaillent l’élève au corps"…" Le comédien entretient, de plus, un rapport "très émotif" avec cette pièce: "Je reprends, 30 ans plus tard, le personnage qu’a joué mon père alors qu’il faisait du théâtre amateur, et dont il m’a longuement parlé."
Créée en 1949, la pièce de Camus, basée sur des faits et des personnages historiques, présente un groupe de terroristes qui organise un attentat contre le grand-duc Serge, oncle du Tsar, pendant la Révolution de 1905, en Russie. À travers les personnages, la pièce interroge les limites de l’action politique et du terrorisme. Sujet brûlant s’il en est, et qui, forcément, pose par son actualité de nombreuses questions aux interprètes; il en sera de même pour le public. "On a commencé à répéter une semaine après les événements du 11 septembre; c’est sûr que ça change la façon de voir la pièce. Ce que je veux, et ce que le metteur en scène veut, c’est que tout le monde dans la salle réfléchisse."
"On assiste vraiment, dans cette pièce, à l’affrontement de deux paroles, poursuit-il. À la question: "Doit-on tuer n’importe qui au nom de la cause?" – en l’occurrence des enfants – Stepan, un des révolutionnaires, dit: "Oui", Kaliayev dit: "Non, c’est contraire à l’honneur"." Un bon révolutionnaire, c’est quelqu’un qui défend une cause noble, et qui n’a pas d’autre moyen que la violence pour y parvenir. Mais cette violence-là, jusqu’où peut-elle aller? Même dans la destruction, il y a un ordre, soutient Kaliayev."
Pour entrer dans un texte posant des questions d’une telle ampleur, "on a lu, on a énormément discuté, explique le comédien. Pour se nourrir, pour s’aider à croire à la cause. On a tous une petite fibre révolutionnaire; on l’a développée, on l’a fait résonner un peu plus. Là, le défi pour se faire aimer – ce que tout comédien veut dans un rôle – est énorme. On n’est peut-être pas dans le contexte pour que les gens fassent: "Ils ont raison, les pauvres!; oui, révoltez-vous!" Avoir joué ça il y a cinq ans, ça aurait été autre chose".
Au-delà de la réflexion politique, que retenir d’Ivan Kaliayev? "Il y a chez ce personnage une espèce d’exaltation; il est extrêmement naïf, utopiste. Kaliayev est un genre de Che Guevara; c’est comme s’il disait: "Je ne veux pas pour moi le pouvoir; je veux le remettre entre les mains du peuple." Mais on se demande: est-ce que c’est possible?"
À ses idéaux, Kaliayev est prêt à tout sacrifier. "En fait, ce qui domine dans la pièce, c’est l’amour. Kaliayev aime, de façon démesurée. Il aime le peuple. Il aime la vie, il aime rire, mais il a donné sa vie. Il faut que je le joue avec ce que j’ai en moi: le plus d’amour que j’ai."
Jusqu’au 6 mars
Au Théâtre de la Bordée
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