Denis Marleau : L’acteur et son double
Vingt ans après avoir entamé son fécond parcours, le Théâtre Ubu revient au Musée d’art contemporain avec une "fantasmagorie technologique" sise aux frontières du théâtre. Une expérience sur la cécité et les ténèbres qui permet à DENIS MARLEAU de diriger deux acteurs qui ne se sont jamais rencontrés…
Il y a 20 ans, le Théâtre Ubu entamait son fécond parcours en montant Coeur à gaz & autres textes dada au Musée d’art contemporain. Retour cette semaine au MAC pour la dynamique compagnie – trop occupée pour être dans la célébration – avec Les Aveugles, une "fantasmagorie technologique" de Denis Marleau, sise aux frontières du théâtre…
Avec cette expérience limite, fruit d’une résidence au Musée, le metteur en scène récemment primé (un Masque pour Le Petit Köchel) poursuit son travail sur Maurice Maeterlinck, l’auteur symboliste belge d’Intérieur, et pousse jusqu’à l’extrême sa recherche sur l’utilisation de la vidéo au service du personnage. Comme Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa, Les Aveugles s’intéresse à des enjeux qui fascinent depuis toujours Denis Marleau – le double, le spectral, la question de "l’irreprésentable" au théâtre -, et s’installe dans une sorte d’espace suspendu entre la vie et la mort.
On peut aisément voir une préfiguration de Beckett dans cette pièce écrite en 1890, où 12 aveugles égarés dans la forêt attendent un guide qui ne reviendra pas. Image d’une humanité dans les ténèbres… "Les aveugles parlent pour exister, et ils disent parfois des vérités étonnantes de lucidité sur la condition humaine, et surhumaine. Ce qui me plaît beaucoup chez Maeterlinck, comme chez Beckett, c’est que leur théâtre nous ramène à l’expérience, à la nécessité intérieure. On y est confronté à quelque chose de très profond, qui nous déstabilise en tant qu’artistes. Les deux traitent d’angoisse, de sentiments de perte d’existence, de questions quant aux niveaux de réalité. En même temps, ce qui est très beau chez Maeterlinck, c’est qu’il s’appuie complètement sur la réalité. C’est la condition des humbles qui l’intéresse. Il se soucie des petites choses, de ce qui ne semble pas bouger."
Par une sorte d’effet miroir, le spectateur partagera un peu la même condition que ces âmes flottant dans les limbes, dont il ne pourra voir que les visages lumineux suspendus dans le noir. "C’est une expérience sur la cécité, sur les ténèbres aussi", résume Marleau. Et une expérience sonore.
Le metteur en scène a en effet filmé séparément ses acteurs (Paul Savoie et Céline Bonnier, déjà rompus à ce type de démarche, qui ont incarné chacun six personnages), dont les images seront projetées sur douze masques. Ce travail sur le masque en trois dimensions rend l’expérience d’autant plus troublante, selon Marleau, qu’elle joue sur l’incertitude: l’objet inanimé ressemble étrangement à la vie qu’il imite. Le spectateur ne sait plus très bien ce qu’il regarde…
"C’est un peu tordu comme démarche, parce qu’elle n’est pas naturelle par rapport à ce que signifie, normalement, répéter une pièce, concède le metteur en scène. Souvent, la répétition commande l’échange. Or, Céline et Paul ne se sont jamais rencontrés." Pas plus que le public ne pourra leur communiquer spontanément son appréciation – ou pas – de leur travail…
Cette absence de l’acteur vivant sur scène va dans le sens d’une idée évoquée par Maeterlinck. Aux prises avec les excès du comédien romantique, au jeu boursouflé, l’auteur caressait l’utopie d’"écarter entièrement l’être vivant de la scène". En avançant l’hypothèse d’un théâtre d’ombres, il pressentait en quelque sorte l’invention du cinéma.
"Ça pose la question: qu’est-ce que c’est, être présent sur scène? Pourquoi un acteur est-il plus présent qu’un autre? Le niveau de présence est quelque chose d’infiniment variable. Cette utopie rappelle au fond l’exigence d’être vraiment vivant sur scène."
L’expérience ne vise certes pas une occultation de l’acteur – "son art est totalement requis". Mais, considérant que le "tout est plus important que la partie", Denis Marleau pratique un théâtre qui n’est pas axé sur la personnalité de l’acteur – ou sur la sienne…
"Il y a encore des acteurs qui pensent qu’ils sont plus importants que la pièce elle-même. Ça peut marcher. Comme il y a des metteurs en scène qui pensent qu’ils peuvent faire n’importe quoi avec une oeuvre. Pour moi, le retrait de soi est aussi une valeur positive en art, une façon de travailler. Il y en a qui sont toujours dans la recherche de se montrer. C’est le théâtre du je. Il peut aussi exister une approche laissant place à l’autre, qui soit tout à fait productive…"
Du 28 février au 24 mars
À la salle Beverly Webster Rolph du Musée d’art contemporain