Alice Ronfard / Geoffrey Gaquere : Plonger dans le bain
Scène

Alice Ronfard / Geoffrey Gaquere : Plonger dans le bain

Fernando Pessoa n’en finit pas de fasciner. Comment ce petit gratte-papier qui ne quittait à peu près jamais Lisbonne, mort dans l’anonymat en 1935, a-t-il pu accoucher d’une oeuvre aussi vaste, créée sous différents noms ayant chacun une personnalité  distincte?

Fernando Pessoa n’en finit pas de fasciner. Comment ce petit gratte-papier qui ne quittait à peu près jamais Lisbonne, mort dans l’anonymat en 1935, a-t-il pu accoucher d’une oeuvre aussi vaste, créée sous différents noms ayant chacun une personnalité distincte? Incarnation ultime du "moi" divisé, le poète portugais portait en lui "tous les rêves du monde".

Signée Alvaro de Campos, l’hétéronyme représentant "l’inconscient barbare" de Pessoa, Ode maritime est tombée dans l’oeil de Geoffrey Gaquere. Le jeune comédien n’a pas eu de mal à convaincre la metteure en scène Alice Ronfard de se jeter à l’eau avec lui, pour monter ce texte où un humble ingénieur sans histoire navigue sur la mer démontée de ses fantasmes, s’imaginant pirate sanguinaire, puis femme…

"Pessoa y explore toutes ses strates, explique le comédien. Il voudrait être l’univers, tout ressentir. Le texte passe par une infinité d’émotions. Pour moi, il s’agit d’essayer de toucher à toutes ces notes, comme un musicien fait ses gammes. Et l’autre raison pour laquelle j’ai voulu travailler sur ce texte, c’est qu’il explore l’univers d’un homme, sans compromis. Avec toutes les contradictions qu’il peut porter. Il se donne la permission d’imaginer les massacres, l’histoire des conquêtes; il dit: toute cette violence masculine, je la reconnais en moi. Nous portons ça en nous."

Le tout sans condamnation, ni manichéisme. "Il est fort, Pessoa, parce que tout de suite après, un personnage féminin vient raconter sa propre violence…, ajoute Ronfard. C’est un poème qui travaille beaucoup sur la barbarie qui nous anime, et qu’on occulte. Malgré notre esprit rationnel, il y a quelque chose de plus fort, une face brute qui va toujours être au coeur de l’individu. Et en même temps, ce qui est touchant, c’est qu’il traverse tout ça pour retrouver la chaleur de son enfance. D’une certaine façon, on cherche tous à retrouver ce bonheur de la petite enfance…"

Dans le spectacle d’Autopsie Théâtre, ce relais entre les forces sauvages et la civilisation moderne sera porté par deux comédiens, Gaquere et Miro. Histoire de relever la théâtralité du poème et de faire écho à la dualité de Pessoa, qui y passe de son inconscient à sa raison, de la violence à l’apaisement.

Cet appel du large retentira, ironiquement, dans le bassin asséché du Bain Saint-Michel. L’architecture de cet espace où fut déjà créé Le Bain des raines, d’Olivier Choinière, a influencé dès le départ le spectacle. "C’est un lieu inspirant, nostalgique. Et il y a quelque chose d’intéressant dans le contraste entre la piscine vide et l’homme qui parle toujours de partir en mer: il est déjà dans le rêve, le désir d’être ailleurs… Pessoa disait qu’être rien était la plus belle chose, parce qu’à partir du moment où l’on n’est rien, on peut être tout. C’est très troublant. La vie qu’il a menée était une vie pour ne pas exister. Mais dans sa tête, c’était d’une violence…"

Alice Ronfard goûte elle-même la liberté du néant avec ce projet "ludique", qui sort des cadres habituels du théâtre. "Quand on travaille dans des lieux comme ça, on est obligé de se remettre en question par rapport à la logique théâtrale, à ses façons de faire. Parfois, ça t’emprisonne, le savoir-faire. Là, on n’a rien, parfait! On n’est pas pris par des contraintes. Avec l’équipe, on travaille vraiment en communauté d’idées. On sculpte ensemble un objet. C’est un exercice très long. Mais on ose croire que le théâtre est encore le lieu de la démocratie, et non pas du regard totalitaire du metteur en scène…"

Du 12 au 30 mars
Au Bain Saint-Michel