

Les Aveugles : Magie noire
Le travail de Denis Marleau flirte de plus en plus ouvertement avec l’art visuel…
Marie Labrecque
Le travail de Denis Marleau flirte de plus en plus ouvertement avec l’art visuel. Pensons aux tableaux immobiles d’Intérieur, aux projections des Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa et d’Urfaust. Au point où certaines scènes paraissaient parfois relever davantage de la peinture que d’un art vivant…
Mais le directeur du Théâtre Ubu n’était encore jamais allé aussi loin qu’avec cette "fantasmagorie technologique" présentée au MAC, un objet singulier et fascinant qui transcende les genres. Devant le spectateur, les ténèbres sont trouées par 12 têtes spectrales semblant flotter dans le vide, grâce à un ingénieux procédé qui projette sur des masques immobiles les images animées de deux acteurs, chacun sextuplé. L’illusion est mystifiante…
Est-ce du théâtre, une installation, de la vidéo, un art du masque, un peu de tout ça? Qu’importe, Denis Marleau a imaginé pour Les Aveugles une forme stupéfiante, qui sert idéalement le court texte de Maurice Maeterlinck, lequel rêvait d’un art faisant l’économie des acteurs en chair et en os sur scène, qui "aurait les allures de la vie sans avoir la vie". Ce qui est exactement le cas de cette oeuvre mariant en parfaite symbiose la substance et la forme.
Sorte de suspense métaphysique, cette pièce crépusculaire écrite en 1890 montre 12 aveugles abandonnés à eux-mêmes sur une île, espérant le retour de leur guide. Du fond de leur nuit éternelle, ils n’osent bouger, attendant, guettant le moindre signe d’une présence indiscernable, échangeant leurs impressions divergentes sur la nature des bruits qui les cernent.
Le spectateur est lui-même privé de repères visuels, livré à l’angoisse, à la menace qui sourd de l’enveloppant et énigmatique environnement sonore de Nancy Tobin. Une "expérience de la cécité" qui rend sensible l’exemplarité intemporelle de cette métaphore de la condition humaine, avec sa solitude fondamentale, sa tragique ignorance quant à qui l’on est, la présence invisible de la mort, le silence de la figure divine, sa quête dans le noir d’un sens impossible à appréhender.
L’expression, l’angle de la caméra et l’éclairage fantomatique altèrent subtilement la physionomie des deux comédiens, multipliés en 12 personnages anonymes qui composent par métonymie une humanité saisissante. Impeccables, Paul Savoie et la toujours étonnante Céline Bonnier, dont le registre semble infini, prêtent une gravité feutrée et inquiète à ces voix d’outre-tombe.
Au-delà de son éclatant pari esthétique, la réussite des Aveugles tient au fait que la dimension entièrement virtuelle et le statisme de l’oeuvre ne nous empêchent pas de ressentir l’anxiété et le désespoir de ces fragiles créatures.
Et même si, au bout de la séance, les spectateurs gardent en réserve leurs applaudissements, faute d’artistes pour les recueillir, les comédiens absents des Aveugles semblent plus "présents" que bien d’autres…
Jusqu’au 24 mars
À la Salle Beverly Webster Rolph du Musée d’art contemporain