

10 ans de théâtre : Scènes d’époques
En 10 ans de Voir, plus de 50 unes en théâtre. Les feuilleter, c’est plonger dans un album de famille, avec ses filiations, ses nouveaux visages, ses amis. C’est aussi retrouver les préoccupations des artistes, qui résonnent encore aujourd’hui – de façon parfois étonnante.
Marie Laliberté
Au fil des pages, des artistes confirmés côtoient ceux dont on voit la carrière se former, et qui apparaissent maintenant comme des piliers de la scène théâtrale à Québec.
Marie-Thérèse Fortin
Marie-Thérèse Fortin, directrice artistique du Trident depuis décembre 1997, s’apprête à incarner l’Andromaque de Racine lorsqu’elle accorde à Voir une entrevue parue le 15 janvier 1998 (volume 7, numéro 2). Parlant de sa nouvelle fonction, elle explique: "Les enjeux sont multiples et parfois contradictoires. Quand on pense au financement nécessaire mais difficile, à concilier avec les rêves que l’on peut avoir ainsi que ce qu’on désire offrir au public… ouf!"
Qu’en dit-elle, en 2002? "J’ai le sentiment que cette saison, j’ai réussi vraiment à combiner les trois. On a assaini la situation financière; quant au contenu, on doit être conscient, dans la sélection des oeuvres, du rôle d’éducation du Trident. Mes goûts artistiques vont naturellement vers les grands textes du répertoire; mais il faut offrir ces oeuvres qui datent dans une lecture d’aujourd’hui. Parce que le théâtre est une oeuvre de dialogue: dialogue du metteur en scène avec l’oeuvre; dialogue avec les acteurs et les concepteurs; dialogue avec le public. Cette saison-ci est selon moi ma plus belle, ma plus équilibrée, ma plus pertinente."
Michel Nadeau
Michel Nadeau, comédien, metteur en scène, auteur, est depuis 1996 directeur du Conservatoire d’art dramatique de Québec. Dans une entrevue parue le 29 octobre 1998 (volume 7, numéro 41), il parle de sa pièce Ecce Homo. "C’est un spectacle sur la guerre. Même si nous ne sommes pas en guerre nous-mêmes, nous vivons les conflits mondiaux au jour le jour avec la télévision et les chaînes spécialisées. On reçoit tout ça quasiment en direct. Ça me pose des questions comme être humain. Qu’est-ce que la mort a de si séduisant?"
Réflexions troublantes d’actualité… "L’écho entre ce spectacle et la situation actuelle est étonnant et, d’une certaine façon, ne l’est pas non plus. Les événements du 11 septembre, c’est quelque chose qui se prépare depuis longtemps, et qui répond à certaines valeurs véhiculées par le monde occidental. C’est comme s’il y avait une roche qui avait été lancée dans l’eau; les cercles finissent par arriver sur ta barque. Ce serait bien sûr simpliste de dire que c’est un juste retour des choses; mais ça ne me paraît pas si étonnant que ça."
Dans cette entrevue, il présentait aussi son "bilan personnel du changement de millénaire". "Il me semble percevoir un mouvement vers la vie au sein de notre société, que ce soit par les préoccupations écologiques, la charte des droits des enfants… Je crois que les choses évoluent peu à peu."
Et aujourd’hui? "La tendance est là; mais une tendance ne remplace pas l’autre. J’ai l’impression que les deux mouvements montent en même temps; l’un amène son antidote, toujours. L’inquiétude est aussi vive, mais je pense qu’il y a raison d’espérer. Il y a un David et un Goliath; faut juste espérer que David ait encore du visou…"
Évelyne Rompré
Évelyne Rompré, maintenant installée à Montréal, venait de recevoir le prix Nicky-Roy et le Masque de la Révélation lorsque Voir l’a rencontrée en mars 2000 (volume 9, numéro 11). "Bien sûr, il y a des facettes de ce métier-là qui me stressent, confiait-elle. Mais ce que j’aime, c’est d’être sur une scène et de jouer; je ne me suis jamais posé de questions."
Et maintenant? "Ça fait cinq ans que je suis dans ce travail. Et je me rends compte que ce stress, lié à l’instabilité, est de l’énergie dépensée dans le vide. Donc, j’essaie de ne pas m’inquiéter pour ce que, de toute façon, je ne peux pas savoir d’avance; autant attendre avec ouverture. Lors d’une production, c’est différent. C’est sûr que c’est énervant: il y a toujours une volonté d’avancer, d’apprendre plus, de se dépasser. Mais ce stress ne remet jamais en question mon amour du métier. C’est un métier de découvertes, de petites et grandes rencontres, et qui réserve tellement de surprises. C’est ça qui me rend heureuse."
Serge Denoncourt
Originaire de Montréal, le metteur en scène Serge Denoncourt a été directeur artistique du Trident de 1994 à 1998. Dans une entrevue parue le 9 mai 1996 (volume 5, numéro 19), au sujet de Méphisto, pièce adaptée du roman de Klaus Mann, il explique: "Ce spectacle pose une question troublante: quel est le rôle de l’artiste dans la société? L’artiste doit questionner sa société et aider sa société à se questionner. C’est trop facile de dire que nous sommes des comédiens ordinaires. On n’a pas le droit de dire n’importe quoi quand on nous donne la parole… La montée de la droite me donne froid dans le dos. Alors j’en parle en entrevue, j’en fais un show; notre arme, c’est le théâtre."
Qu’en est-il, maintenant? "Je pense à remonter Méphisto… À l’époque, on m’avait fait certains reproches: "Pas encore une histoire de nazis!" Mais je pense qu’il faut raconter cette histoire-là, jusqu’à ce que les gens comprennent. Pour moi, être artiste, c’est parler de mes inquiétudes."
Autre inquiétude? "Tout m’inquiète! Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Il y a des jours où je me lève pour aller faire de la mise en scène et je me demande: n’est-ce pas un peu futile? Et la réponse est non, ce n’est pas futile. Que faire? je ne le sais pas. Les artistes, je crois, sont des espèces d’antennes, qui ressentent les choses. Je pose des questions; ça serait bien prétentieux de ma part de prétendre proposer des réponses et des solutions."
Dans une entrevue parue le 26 mai 1994 (volume 3, numéro 11), il affirme: "Le théâtre est une des choses qui fait que le Québec est connu dans le monde entier: à Barcelone, à Avignon, à Glasgow, au Japon…"
Est-ce toujours vrai? "J’ai travaillé à l’étranger; et je me suis rendu compte que le théâtre québécois est très reconnu. À Turin, par exemple, les gens étaient très excités de travailler avec des gens de théâtre québécois. Nous sommes un pays de théâtre; et je suis très content d’être de ce pays-là!"
"Ça tient au fait que nous sommes un pays bien jeune. On doit se battre pour tout; on est très inventifs; on n’a pas le poids de la tradition; on aborde les grands classiques avec ouverture. En plus – c’est mon opinion personnelle – on est un pays d’acteurs. Les acteurs sont meilleurs ici qu’ailleurs; on a une matière première formidable. On a également un mélange d’américanité et "d’européanité" unique au monde: c’est une de nos grandes spécificités."
Québec
"Le milieu à Québec, pour moi, c’est comme une famille, avance Marie-Thérèse Fortin; avec ses grandes qualités, mais aussi ses dangers. Une famille, par instinct de préservation, assigne des rôles à chacun; le danger, c’est de s’enfermer dans ces rôles-là. Il faut avoir le courage de brasser la cage un petit peu. Mais les liens très forts, la fierté, c’est très bien."
"Je trouve que présentement, et depuis le début des années 90 à Québec, il y a vraiment une effervescence: quelque chose est en train de se passer. Il y a de belles synergies, de fortes personnalités artistiques qui sont en train de poindre, et des acteurs très solides, très jeunes. Il y a beaucoup plus de curiosité. Je trouve ça très sain; je suis très contente."
Pour Michel Nadeau, la particularité de Québec est son homogénéité. "On a les défauts et les qualités du village. Quand on monte un spectacle, à Québec, on sent qu’on parle la même langue; il y a une sorte de confiance très agréable. Beaucoup de metteurs en scène de l’extérieur aiment bien travailler à Québec. C’est une ville de théâtre: on le sent. Cette homogénéité est là; la contrepartie, c’est une espèce de consanguinité. Alors c’est intéressant, et ça se fait de plus en plus, que les gens voyagent, que les spectacles circulent, qu’il y ait des coproductions pour mélanger le sang un peu."
"À Québec, il n’y a que le théâtre; mais il y a maintenant beaucoup plus de possibilités qu’avant. Depuis 10 ans, je trouve que ça va mieux; la circulation des spectacles, la rénovation des lieux ont solidifié les structures en place. Il y a encore des manques, du sous-subventionnement. Malgré ça, il y a plus d’ouverture: le Carrefour international, qui permet de voir le théâtre d’ailleurs. Et beaucoup de possibilités pour la relève: la série Carte blanche, le Regroupement Premier acte. Tout ça dynamise la pratique, et fait que le théâtre est assez en santé."
Histoire à suivre…