Ode maritime : Théâtre en vogue
Scène

Ode maritime : Théâtre en vogue

De plus en plus d’artistes de la scène, pas riches mais inventifs, partagent un secret: pour chaque spectacle, un décor parfait existe déjà, quelque part dans la ville.

De plus en plus d’artistes de la scène, pas riches mais inventifs, partagent un secret: pour chaque spectacle, un décor parfait existe déjà, quelque part dans la ville. Il suffit de le dénicher, puis de se lancer à l’abordage des lieux, pour le plaisir d’y réaliser des idées dangereuses… Nouveau venu parmi ces "Débrouillards 50" de l’art théâtral, le regroupement Autopsie Théâtre prend possession du Bain Saint-Michel avec Ode maritime, une création faite à partir du texte poétique de Fernando Pessoa, qui colle à ce lieu désaffecté comme l’écume à la vague. La metteure en scène Alice Ronfard et les comédiens Geoffrey Gaquere et Miro y entraînent leurs passagers dans une expédition préparée avec soin, qui éclabousse le coeur.

En vogue sur nos scènes depuis quelques années, le poète portugais Fernando Pessoa adorait créer des personnages. Ce chargé de correspondance apparemment sans histoire s’est inventé plus de 70 pseudonymes, la plupart accompagnant des oeuvres découvertes après sa mort, en 1935, dans une malle aux trésors bourrée de textes extraordinaires. Parmi ces noms de plume, on retrouve celui d’Alvaro de Campos, le double démesuré et extraverti de Pessoa, ingénieur naval et prétendu auteur de cette tendre et violente Ode maritime.

Dans ce texte, un homme est seul, sur un quai désert, par un matin d’été. Il laisse voguer son imagination, tout en observant un paquebot qui s’approche. Dans la piscine vide du Bain Saint-Michel, ils sont deux à réfléchir à voix haute, deux facettes du même être, assis à un bureau, l’un à la poupe, l’autre à la proue de la salle. Tout autour d’eux, les spectateurs observent cet échange depuis un angle unique, différent pour chacun. La tension est palpable et le silence, d’une qualité rare.

Dirigés avec précision par Alice Ronfard, Geoffrey Gaquere et Miro font impeccablement résonner la poésie de Pessoa entre les parois défraîchies de la piscine qui leur sert de scène. D’entrée de jeu, Miro captive avec quelques gestes travaillés, tics calculés, accessoires soignés. Il mord dans les mots de Pessoa, entreprend la lecture d’une missive savoureuse tout en se délectant d’une cigarette. Puis son vis-à-vis prend la relève, double plus en chair, plus pâle, tout aussi appliqué à insuffler vie à la prose du maître portugais. Ils avancent, inversent les rôles, se rapprochent jusqu’à se toucher, tandis que la voix de l’un prend la relève de l’autre, étrangement similaire. Le courant passe entre les deux jeunes comédiens, qui se laissent habiter par les mots du poète.

La musique inquiétante et l’utilisation de torches ajoutent une touche onirique à ce moment de théâtre empreint de poésie, qui exige un effort de concentration de la part du spectateur, dont l’esprit, bercé par les mots, peut être tenté de partir à la dérive. Mieux vaut rester bien accroché, car cette Ode maritime nous transporte avec bonheur au coeur de l’oeuvre d’un explorateur discret de l’âme humaine, convaincu que lorsqu’on n’est rien on peut être tout. Autopsie Théâtre démontre pour sa part qu’avec peu, il est possible de faire beaucoup.

Jusqu’au 30 mars
Au Bain Saint-Michel