Théâtre de la Bordée : Le renouveau
Réjouissances à la Bordée: on fête un théâtre tout neuf, le 25e anniversaire et une production à succès, récipiendaire d’un Masque au dernier gala: High Life.
Les grands départs
Contrairement aux personnages de Languirand, qui dans la pièce d’ouverture de cette saison parlaient sans cesse de partir sans jamais rien oser, l’équipe de la Bordée réalise son rêve. Voici que la compagnie déménage et devient propriétaire de son théâtre. La pièce High Life inaugure, ces jours-ci, la nouvelle Bordée, située rue Saint-Joseph, dans le quartier Saint-Roch. "C’était devenu nécessaire au fil des années, confie Jack Robitaille, directeur artistique. Disposer d’un théâtre qui nous appartient et qui réunit toutes les fonctions: salle de spectacle, de répétition, bureaux et billetterie, afin d’éviter la dispersion."
Scène à l’italienne, dégagement par le haut et sur les côtés, équipements modernes, trappes et système de contrepoids: la salle répondra efficacement aux besoins de la compagnie, en plus de permettre l’accueil de spectacles de l’étranger. "Pour moi, l’impact de cette salle dépasse largement la Bordée; c’est un nouvel instrument scénographique très intéressant pour la communauté théâtrale de Québec. On avait vraiment besoin à Québec de ce type de salle. Je pense aussi au Carrefour: ce format-là existe beaucoup en Europe; des spectacles vont donc trouver un point de chute intéressant chez nous."
La nouvelle salle offre un rapport très étroit entre acteurs et spectateurs, répondant ainsi, dans l’espace même, au voeu de contact avec le public toujours défendu par la Bordée. "C’est une architecture en rond; c’est très enveloppant, très chaleureux. Pour le public de théâtre, qui est de plus en plus exigeant, on a là quelque chose de confortable, offrant un bon point de vue et un bon rapport scène-salle. Je crois, bien humblement, que c’est une réussite."
La Bordée en trois temps
Le théâtre de la Bordée en est à sa troisième salle. Certains se rappelleront sûrement la petite salle (186 places) – plutôt inconfortable – du 1091 1/2 Saint-Jean, où se pressaient artistes et public dès 1979. En 1989, la compagnie s’installe dans la salle de 250 places utilisée depuis.
Le théâtre de la rue Saint-Joseph est le cadeau que se fait la Bordée pour ses 25 ans. Fondée en 1976 par un groupe de finissants du CADQ – Claude Binet, Jean-Jacqui Boutet, Johanne Émond, Jacques Girard, Ginette Guay, Germain Houde, Gaston Hubert, Pierrette Robitaille, Nicky Roy -, la Bordée regroupe alors "des artistes au génie particulier". "Acteurs extraordinaires, ils avaient un sens de la comédie remarquable; ils savaient chanter, jouer des instruments de musique; ils étaient déchaînés. La Bordée, c’était cette force-là: une façon de faire du théâtre qui n’existait pas alors."
Après des moments difficiles au milieu des années 90, où la survie du théâtre est menacée, la Bordée se porte maintenant très bien. Le nouveau théâtre marque une étape dans son évolution. "La Bordée est un théâtre à vocation populaire. Je veux qu’on monte des textes signifiants, qui parlent de préoccupations qui touchent les gens. On a un rôle d’éveilleur de conscience, de "remetteur" en question. Et on veut que ce théâtre-là soit vu et entendu par le plus de monde possible. C’est évident que pour que le plus grand nombre vienne chez nous, il y a des conditions minimales de confort, d’attrait à offrir, en plus de la programmation. Il y a évolution également des exigences théâtrales. Cette salle-là est vraiment plus équipée que la première salle de la Bordée. Je pense que pour les metteurs en scène, les scénographes, le minimum n’est plus le même. Les besoins ont évolué. On est témoin de cette évolution-là, dans les exigences à la fois du public et des artistes."
Depuis ses débuts, la compagnie a produit une centaine de spectacles; elle compte cette saison 1700 abonnés. Depuis cinq ans, Jack Robitaille a imprimé sa marque dans les choix de programmation. "En devenant directeur artistique, je perpétuais une mission. Je n’ai pas inventé cette mission de théâtre populaire; elle existait avant moi. Sauf qu’une mission de théâtre, c’est comme un rôle: ça s’interprète. Pour moi, nous avons un rôle à jouer dans la communauté: je pense qu’on doit porter des discours. Quand je choisis des textes, comme je ne suis pas metteur en scène, ce n’est pas le potentiel spectaculaire qui m’intéresse: c’est vraiment le propos. Je lis des textes, et tout à coup ça me fait "ah, ça, il me semble qu’on a besoin d’entendre ça.""
Le succès, en 1998-1999, de Hosanna et des Frères Karamazov étonne un peu Jack Robitaille, et influence par la suite ses choix. "Le message que j’ai eu à ce moment-là, c’est "donnez-nous des textes forts. Comédie, drame, tragédie, peu importe; donnez-nous des textes: on va aller vous voir". Je crois que le public de théâtre ressemble de plus en plus au public de la littérature. Comme le fait de lire, c’est exigeant d’aller au théâtre, on le sait; et les gens ont envie de vivre cette exigence-là. La compagnie, aujourd’hui, a une personnalité artistique assez affirmée; et il y a un public qui trouve son plaisir à la Bordée."
Tous les travaux ne sont pas terminés au nouveau théâtre; mais on y attend le public avec impatience. "Vous allez entrer dans un chantier, admet Jack Robitaille. Il y a des plastiques sur le frontispice; les planchers sont encore en béton. Mais quand on entre dans la salle, il n’y a plus de chantier. Et quand les lumières s’éteignent, on est déjà ailleurs, dans une autre réalité."
High Life
C’est à l’équipe de High Life du Canadien Lee Mac Dougall que revient le plaisir d’inaugurer la salle. Mise en scène par Lorraine Côté, qui a travaillé avec les concepteurs Christian Fontaine, Isabelle Larivière, Denis Guérette, Jean-François Pednô, Élène Pearson, Harold Rhéaume, la pièce est interprétée par Denis Lamontagne, Jacques Leblanc, Francis Martineau et Patric Saucier.
Si la salle est tout juste prête, le spectacle, présenté tout l’été à Trois-pistoles, est bien rodé. High Life s’est même mérité le Masque de la Production Région, en plus d’obtenir cinq nominations au dernier gala des Masques. Comment réagit-on à ce succès? "Ça fait très plaisir, s’exclame Lorraine Côté. On savait qu’on avait un bon show entre les mains; ça nous a confirmé qu’il n’y avait pas juste nous autres qui l’aimaient." Parmi les nominations, l’une souligne son travail de mise en scène. "J’étais assez fière d’avoir cette nomination; ça rassure."
High Life, jouée pour la première fois en français, présente quatre personnages, morphinomanes, qui imaginent un plan pour solutionner leur récurrent problème d’argent – et d’approvisionnement: le vol d’un guichet automatique. Si la metteure en scène plonge dans un univers qui lui est inconnu avec cette pièce – drogue, violence, prison -, c’est par ce qu’elle nomme la "candeur des personnages" qu’elle a été touchée. "Ils sont comme des grands enfants. Ils se prennent tellement au sérieux; mais en même temps, ils sont pathétiques."
Les personnages, très typés, leurs combines, les situations déclenchent le rire. Mais le fond – la misère morale et physique – est dramatique. "Tu peux trouver ça terriblement triste ou trouver ça très drôle, explique Lorraine Côté. C’est exactement l’impression que j’ai eue en lisant la pièce. Je n’ai pas été capable de la lire d’une seule venue, j’étais trop bouleversée. Après, je l’ai relue, relue; j’ai réussi à prendre une petite distance. Mais cette impression que j’avais eue, je voulais la conserver et qu’elle passe à travers la mise en scène."
"C’était ça le gros défi: diriger les acteurs. Je pense que le fait d’être une fille permettait aux gars d’aller ailleurs. En fait, je les amenais dans des zones où ils ne seraient peut-être pas allés spontanément. J’ai travaillé beaucoup le fond triste et dramatique des personnages; j’ai commencé par ça. Les personnages sont des gars malheureux, qui n’ont pas eu de chance dans la vie. C’est sûr que le public, au début, va être complètement désarçonné. Mais c’est la surprise qui va les faire rire. Les personnages essaient pas d’être drôles. Ils se prennent très au sérieux: c’est ça qui fait rire. C’est de les voir se démener; ça les rend tellement dérisoires. On est comme attendri par eux, comme quand on lit les aventures de Oliver Twist. C’est des espèces de petites misères… On a le goût de les prendre, de les serrer et de dire " pauvres petits "; même s’ils piquent pas mal…"
"Je pense que les comédiens ont été étonnés que j’aborde le texte de cette façon-là. Je voulais que ce soit beau; même si ce sont des pauvres types, je voulais que le fait que ces gars-là soient sur une scène les amène un peu sur un piédestal. Comme une pierre brute qu’on met sur un fond sombre pour la mettre en valeur. Je voulais qu’on voie la beauté de l’être humain; c’est ce qui est touchant dans cette pièce-là. On dirait qu’on a pris des gens sur le rue et qu’on les a mis sur la scène; c’est presque intimidant, même."
"C’est un spectacle qui demande une énergie terrible, une grande vigilance et énormément de concentration. Mais maintenant, c’est comme une seconde nature pour les comédiens; leur texte, la gestuelle du personnage, ça fait partie d’eux. Les gars sont heureux; ils aiment jouer ça. Je les regarde répéter: ils sont tellement contents. Ils s’écoutent les uns les autres; ils se trouvent drôles. Il y a une belle amitié qui s’est créée entre eux."
À ce plaisir s’ajoute maintenant, pour l’équipe de High Life, celui, assez rare, d’étrenner une nouvelle salle. "Ça nous énerve, confie Lorraine Côté. Mais en même temps, c’est très excitant."
Jusqu’au 13 avril
Au Théâtre de la Bordée
Voir calendrier Théâtre