Le dérèglement des sens
Scène

Le dérèglement des sens

Un vent de folie souffle sur le Théâtre La Chapelle avec la présentation d’Élizaviéta Bam, une pièce absurde de l’auteur russe Daniil Ivanovitch Iouvatchov, dit Harms, mise en scène par le Russo-Montréalais Oleg Kisseliov. Deux créateurs profondément originaux ayant, à près de 50 ans d’intervalle, fui une Russie qui les étouffait; l’un vers l’au-delà (il est mort à 36 ans dans une geôle psychiatrique), l’autre en émigrant ici. L’incursion qu’ils nous offrent dans les pensées troubles d’Élizaviéta Bam est agréablement déroutante. Un pur délire.

Écrite en 1927, la pièce (enrichie de quelques autres écrits de l’auteur) nous plonge dans l’univers d’une jeune femme dont la maison est assiégée par des personnages menaçants, symboles du pouvoir répressif du régime totalitaire russe. Difficile de savoir si la galerie d’horribles qui l’agressent est réelle ou issue de son imaginaire troublé, mais peu importe, le malaise s’installe. Cette tragédie du langage est heureusement allégée de plusieurs pointes d’humour: accessoires cocasses (gants de vaisselle, ciseaux, rames, faux bras) et phrases dadaïstes, du genre "mes jambes sont comme des concombres"…

Avec Elizaviéta Bam, Oleg Kisseliov fait un pas en avant. Sa méthode "d’impulsion créatrice", qui place l’acteur au centre de la représentation, et l’approche bouffonne des Créations Diving Horse collent parfaitement à ce texte intense, ironique et ambigu. Le metteur en scène a opté pour un décor transformable (qu’il a conçu lui-même), manipulé entre les scènes. Quand les projecteurs s’allument, la disposition des éléments surprend, un peu comme si le spectateur avait changé son angle d’observation. Étonnant.

À l’ingéniosité s’ajoute la virtuosité. Gaétan Nadeau et Phoebe Greenberg campent un couple qui aurait pu servir de modèle à David Lynch, lui (particulièrement excellent) en père névrosé et elle en Mamacha criarde, tandis qu’Alexis Roy et Jocelyn Caron incarnent des vilains très convaincants. Warren "Slim" Williams surgit à l’improviste comme un esprit pour chanter (en anglais) d’inquiétantes mélopées. Habillée d’une robe de nuit transparente, puis d’une tenue de mariée (costumes de Louis Hudon), Caroline Binet est une Élizaviéta fragile et juste. Les éclairages de David Perreault Ninacs contribuent à l’impression de cauchemar que donne ce délire collectif.

Avec cette expérience, le Théâtre La Chapelle prend des allures de cour de récréation pour artistes ayant envie de s’éclater. Le dérèglement des sens qui nous est proposé, c’est un peu l’équivalent de la brise qui annonce le printemps et nous ramène à la vie…

Jusqu’au 7 avril
Au Théâtre La Chapelle