L’État des lieux : La voix humaine
"Le Tremblay nouveau est arrivé", titre fièrement le TNM dans sa publicité de L’État des lieux… Et c’est à la comédienne MARTHE TURGEON que revient l’honneur de créer le personnage principal de la 24e pièce de notre auteur national.
Vous pouvez lui trouver tous les défauts du monde – et ne comptez pas sur moi pour vous en énumérer -, Michel Tremblay a toutefois une très belle et grande qualité: c’est un homme extrêmement fidèle et loyal. Cela explique en partie sa relation professionnelle, qui dure depuis 36 ans, avec son metteur en scène et éternel complice, André Brassard.
En allant rencontrer la comédienne Marthe Turgeon, la semaine dernière, je les ai vus assis dans un coin du hall du Théâtre du Nouveau Monde. Et ça m’a touché bêtement, sincèrement, de les revoir ensemble. Affaiblis par le temps, les épreuves et la maladie, mais toujours là à parler inlassablement de théâtre, et à se demander si le public a encore le goût de les voir et de les entendre.
J’ai pensé que ces deux vieux compagnons de route devaient se réunir ainsi, seuls autour d’une table dans un coin du Patriote en haut, en 1966, deux ans avant le succès des Belles-soeurs, pour discuter des personnages de Cinq, leur premier bébé. "J’ai beaucoup d’admiration pour André Brassard et Michel Tremblay, pour leur grande connaissance de la psychologie et de l’âme humaine", confie Marthe Turgeon, qui va créer ce soir le personnage principal du nouveau Tremblay, L’État des lieux, à l’affiche du TNM jusqu’au 23 mai.
On a beau être le plus grand auteur dramatique du Québec, à la veille de la première d’une création, le trac et la peur se pointent toujours aussi sournoisement qu’en début de carrière. Alors, pour se changer les idées, devinez à quoi Michel Tremblay pense ces jours-ci? Aux maudits critiques! "La différence entre les artistes et les critiques, lance-t-il en venant saluer la comédienne et le journaliste (ou s’adressait-il à son biographe?!), c’est que les artistes doutent énormément et se remettent constamment en question; alors que les critiques pensent toujours avoir raison!"
Je vous promets d’approfondir le sujet… dans un prochain livre d’entretiens. Pour l’instant, juste ou injuste, le jugement de ces derniers tombera sur sa 24e pièce de théâtre dès demain. (Vous pourrez lire le compte rendu de Marie Labrecque la semaine prochaine.) Et Tremblay continuera à vivre tant bien que mal avec la critique, qui a tout de même contribué à bâtir sa popularité, pardi!
À sa quatrième incursion dans l’univers de Tremblay (mais sa première création), Marthe Turgeon ne tarit pas d’éloges envers l’auteur d’À toi, pour toujours, ta Marie-Lou. "Pour moi, Tremblay, c’est un auteur aussi difficile que Racine! Il est très exigeant techniquement. Ses textes sont comme des partitions de musique pour lesquelles un interprète devrait jouer plusieurs instruments à la fois", affirme cette actrice d’expérience qui s’est frottée autant aux grands classiques qu’à des spectacles de théâtre expérimental ou d’avant-garde, avec Jean-Pierre Ronfard et Gilles Maheu.
Dans sa loge au TNM, Marthe Turgeon a affiché des illustrations des plus grandes maisons d’opéra: le Palais Garnier, l’Opéra Bastille, le MET… Car cela l’inspire pour son rôle de Patricia Pasquetti dans L’État des lieux: une cantatrice montréalaise dont la carrière internationale est sur le déclin après une série de mauvaises critiques, et surtout après un couac tonitruant échappé au milieu de la scène finale de Salomé de Richard Strauss à l’Opéra Bastille à Paris. Signe avant-coureur de la fin d’une voix et d’une carrière, le drame de la diva la fait revenir chez sa fille à Montréal. Et c’est un prétexte pour que Tremblay aborde, dans cette comédie dramatique, des thèmes tels que la pertinence et la responsabilité sociale d’un artiste, ses relations avec sa famille, le rayonnement international, le déclin d’un talent, et aussi la solitude immense du créateur de fond (et là, je crois reconnaître un peu de la personnalité du dramaturge dans son isolement, son acharnement, qui le force à s’exprimer).
Aux côtés de madame Turgeon, on retrouvera Rita Lafontaine, la muse de Tremblay, qui jouera la mère de la diva, Kathleen Fortin, sa fille, et aussi Denys Paris qui incarnera son pianiste accompagnateur: "Je suis le caniche d’une grande cantatrice…", lance-t-il en début de pièce. Si la solitude des divas est légendaire, l’actrice qui va en créer une sur mesure fait confiance à son équipe (parmi les concepteurs, mentionnons Michel Beaulieu aux éclairages; François Laplante aux costumes; Danièle Lévesque au décor). "Mon personnage est seul, mais moi je suis très bien entourée."
"Mon personnage est un monstre d’égoïsme. On peut la trouver chiante au début. Mais ce n’est pas un personnage linéaire. À la fin, elle a une rédemption avec sa mère. Et on finit par l’aimer. Je suis aussi l’archétype des baby-boomers qui ont réussi. Mais il y a plusieurs niveaux dans cette pièce. Le Québec a évolué énormément. Mais, collectivement, on pourrait se traiter mieux que ça. J’ai beaucoup réfléchi sur le vrai sens de la reconnaissance. Nous, les Québécois, nous avons un grand coeur, nous sommes généreux et intelligents. Mais on craint de le montrer qu’on est intelligents. On a peur de passer pour des prétentieux."
Si Tremblay continue d’exposer l’inconscient collectif des Québécois, il n’a pas perdu de son sens de l’humour pour autant. Il faut prévoir quelques répliques cinglantes, surtout dans le duel entre Patricia Pasquetti et sa mère, à fin de la pièce.
Si, pour l’instant, tout le monde attend les réactions, Tremblay, lui, a encore des choses à dire. Sa prochaine pièce, Le Passé antérieur, sera créée à l’hiver 2003 chez Duceppe, toujours avec Brassard à la barre. L’auteur a rajeuni les membres de sa famille dramatique pour nous montrer la genèse de la rage d’Albertine, et son premier grand chagrin d’amour. Une autre pièce à son puzzle… et une autre séance de doute en perspective.
Jusqu’au 23 mai
Au Théâtre du Nouveau Monde