Daniel Brooks et Daniel MacIvor : Des bungalows et des hommes
La quatrième édition de Théâtres du Monde présente quatre compagnies de création contemporaine, dont DA DA KAMERA, une troupe de Toronto fondée par le comédien DANIEL MACIVOR, qu’il dirige avec la complicité du metteur en scène DANIEL BROOKS.
Ils sont comme un vieux couple, un couple artistique s’entend: ils travaillent sur plusieurs projets individuels depuis près de 15 ans, et se retrouvent toujours avec bonheur au sein de leur foyer, la compagnie DA DA KAMERA de Toronto. Ce duo théâtral ne partage pas seulement le même prénom: il a également une même vision du théâtre, une approche à la fois novatrice et populaire, d’avant-garde et accessible.
Daniel Brooks et Daniel MacIvor sont probablement les deux créateurs de théâtre contemporain au Canada anglais qui ont le plus de rayonnement à l’étranger. Ce n’est pas un hasard si l’équipe de l’Usine C, Yves Sheriff en tête, a offert aux deux complices une résidence de création dans leur théâtre du Centre-Sud, là où Carbone 14 a pignon sur rue. Montréal peut se compter chanceux d’avoir les deux créateurs ici pour développer un show qui tournera ensuite dans plusieurs villes d’Amérique du Nord et d’Europe.
Daniel Brooks et Daniel MacIvor étaient déjà venus ensemble à Montréal avec The Lorca Play, au Festival de Théâtre des Amériques (FTA), en 1993 – spectacle qu’ils vont reprendre prochainement-, puis avec Monster, au Théâtre de Quat’Sous, en 1999. Ils se sont aussi produits séparément: Brooks a écrit et mis en scène, avec Guillermo Verdechia, Insomnia, au FTA, en 1999; tandis que MacIvor a défendu l’excellent In On It, l’an dernier, à l’Usine C. Cette fois-ci, l’Usine C accueille le metteur en scène (Brooks) et l’acteur (MacIvor) en résidence afin de préparer un quatrième solo intitulé Cul-de-sac, dans le cadre de l’événement Théâtres du Monde, les 16, 17 et 18 mai prochains.
À la manière de Robert Lepage avec sa compagnie Ex Machina, les deux membres de DA DA KAMERA privilégient les étapes de travail devant public (la compagnie compte aussi une directrice générale, Sherrie Johnson, qui s’occupe du développement international, ainsi que Richard Feren à la conception du son, et Kimberly Purtell aux éclairages). Leur démarche artistique s’apparente donc au work in progress, une méthode plus prisée au Québec qu’en Ontario. "Toronto a une idée du théâtre qui est plus fermée à la recherche et à l’expérimentation, pensent les deux créateurs. À notre avis, le public de Toronto prend moins de risques que celui de Montréal ou d’Europe. Au Canada anglais, il est très important que la démarche ait abouti, afin de voir le produit final."
"Notre mission artistique (avec DA DA KAMERA), c’est de trouver la ligne de communication la plus directe avec les spectateurs, explique Daniel MacIvor. Pour atteindre ce but, nous avons redéfini le processus du théâtre traditionnel. Au début des répétitions, le texte et la technique ont une importance égale. Le spectacle se développe ensuite devant le public alors que le metteur en scène suit les représentations d’une création durant environ un an."
"Nous n’avons donc pas de texte achevé en arrivant à la première répétition", poursuit Daniel Brooks, également artiste en résidence au Tarragon Theatre à Toronto (l’équivalent du Quat’Sous). "Je suis un peu comme un intrus qui s’insinue dans la tête de Daniel (MacIvor). D’une certaine façon, je deviens sa voix intérieure. Notre relation est souvent émotionnelle, et elle est représentative du lien que l’acteur entretient sur scène avec le public. Je m’implique dans l’écriture, et lui, dans la mise en scène. Mais Daniel a le mot final pour l’écriture, et moi, pour la mise en scène."
À la base du travail de la troupe DA DA KAMERA, on trouve la relation entre l’acteur et les spectateurs. "Nous n’aimons pas parler du public comme d’une entité abstraite, explique Brooks. Pour nous, les gens assis dans la salle représentent la communauté. Le processus de création des spectacles solos donne donc un rôle aux spectateurs dans le show. Parfois, ils sont littéralement présents dans le spectacle, leur participation est réelle. Cela n’est jamais gratuit: ça démontre que nous valorisons une relation humaine immédiate avec notre public. Sans vouloir avoir l’air prétentieux, je crois que nous faisons un théâtre humaniste."
Je est un autre
Ancien étudiant en journalisme à l’Université de Dalhousie en Nouvelle-Écosse, Daniel MacIvor a abandonné ses études parce que le métier de reporter ne lui permettait pas d’utiliser suffisamment son imagination. "J’étais un adolescent malheureux au Cap-Breton et je suis allé vers le théâtre pour me sortir de la déprime, confie-t-il. Je ne connaissais rien des théories du théâtre sur, par exemple, le quatrième mur. Pour moi, c’était naturel de penser au public. Pourquoi perdre tant d’énergie à construire un mur pour oublier la raison même qui fait qu’un acteur monte sur scène…"
Pour Daniel MacIvor, le cul-de-sac proposé par le titre de la pièce ne représente pas une impasse, mais un rond-point qui permet de revenir en arrivant au bout de la rue. L’histoire se passe dans une banlieue paisible. Elle dépeint le quotidien d’une quinzaine de résidants de sept maisons formant un microcosme de la société: un retraité; une veuve; un couple d’intellectuels universitaires; un avocat et sa femme avec leurs trois enfants; une famille qui a gagné à la loterie. Finalement, il y a cette famille qu’on appelle "THEM", les autres. Elle représente les exclus de cette communauté paisible.
"Tout le monde a un point de vue sur eux, mais personne ne les comprend vraiment", remarque Daniel MacIvor, qui, seul sur scène, défendra tous les personnages! "La pièce pose cette question: qui sont les autres? Alors, les spectateurs réalisent que les autres, ce sont tous les gens qui ont décidé de ne pas venir au théâtre ce soir-là… C’est, bien sûr, une métaphore sur l’intolérance, un problème social qui nous menace constamment. En fait, tout le monde incarne l’étranger d’un autre. Et il est trop facile de dire que si quelqu’un n’est pas avec nous, il est contre nous."
L’un est juif (Brooks), l’autre est homosexuel (MacIvor), ces deux hommes de théâtre font donc partie de minorités qui ont été trop souvent la cible de l’intolérance de la majorité. "Dans tous nos spectacles, nous parlons de nos vies, conclut Daniel MacIvor. Mais je dis bien de nos vies, et non de nous. L’individu est petit, mais la vie est grande. En abordant ma vie, je peux même être très spécifique. Plus une oeuvre est spécifique, plus elle tend à l’universel, car elle s’approche de la vérité."
Dans le cadre de Théâtres du Monde
Les 16, 17 et 18 mai
À l’Usine C
Théâtres du Monde propose aussi deux activités parallèles organisées en marge et en écho de ses spectacles. La première est une table ronde sur l’adaptation théâtrale. Animée par Wajdi Mouawad, cette rencontre réunira les Allemands Frank Castorf et Carl Hagemman (voir texte sur Endstation Amerika) et les Belges Günther Lesage et Ryszard Turbiasz, ainsi que les Québécois Lorraine Pintal, Brigitte Haentjens et Téo Spychalski. La deuxième activité est la présentation du film Dämonen, réalisé par le metteur en scène Frank Castorf. Ce film fait partie du fameux cycle "Capitalisme et Dépression" de Castorf.