Robert Lepage : Étrange musique étrangère
Scène

Robert Lepage : Étrange musique étrangère

Tandis que Zulu Time achève son périple à Montréal et que La Face cachée de la lune est au coeur de sa tournée mondiale, ROBERT LEPAGE s’affaire à dépoussiérer L’Opéra de quat’sous à Québec. Il en propose une première ébauche où étrangeté et modernité sont au  rendez-vous.

Depuis quelques semaines à la Caserne d’Ex Machina, on chante en allemand, on joue en allemand, on pense en allemand. L’allemand de Brecht et de Weill. Celui de L’Opéra de quat’sous. Du Songspiel, pour être plus précis, puisque c’est aux chansons et aux textes de liaison de la célèbre pièce que Robert Lepage et son équipe ont décidé de s’attaquer. "C’est extrêmement vidéoclip, indique le metteur en scène. C’est une version de L’Opéra de quat’sous qui est très proche de comment les gens racontent les histoires aujourd’hui et de comment ils les perçoivent."

Inspirée du Beggar’s Opera (1728), de John Gay, Die Dreigroschenoper (1928) est une satire sociale campée dans une ville minée par la corruption. Mackeath, le plus grand bandit de Londres – et vieil ami du chef de la police municipale -, a eu la mauvaise idée de marier la fille de Jonathan Peachum, le directeur de la société L’Ami du mendiant. Celui-ci, qui touche un pourcentage sur chaque aumône faite dans les rues de la ville, craint pour sa situation et désire envoyer le criminel à la potence. Ainsi s’amorce la descente aux enfers tragi-comique de Mackeath.

"Ça faisait longtemps que je voulais monter L’Opéra de quat’sous, mais comme cette pièce est très collée sur l’actualité, parfois c’est complètement off de monter ça, parfois c’est complètement urgent, explique Lepage. Là, on est dans un peak où c’est très intéressant de travailler là-dessus, tant sur le fond que sur la forme."

La langue de l’étrangeté
Traduire, c’est trahir un peu. Et dans le cas de Brecht, les éditions de L’Arche – sympathiques au Parti communiste français – ont trahi beaucoup. Du moins trop au goût de Robert Lepage, qui a noté l’absence des dimensions parodiques et charnelles dans leurs traductions. Il est vrai que de nouvelles versions françaises du texte ont vu le jour ces dernières années, mais le metteur en scène a cru bon de retourner à la source pour interroger le texte et le décortiquer syllabe par syllabe avec les 10 comédiens-musiciens qui seront du spectacle: les Véronika Makdissi-Warren, Claire Gignac, Frédéric Lebrasseur et autres Steve Normandin qui n’ont, pour la plupart, aucune notion d’allemand.

"L’allemand, c’est vraiment le plus gros défi, soutient Lepage. De se mettre ça en bouche, avec toutes les prononciations que l’on n’a pas, avec la prosodie allemande, qui est collée sur la pensée allemande. C’est important de savoir ce que l’on dit et en faisant ça, on a trouvé des sens et des idées riches qu’on n’aurait jamais trouvés autrement."

Ce travail sur la langue permet également de rester fidèle à la conception théâtrale de Brecht. Lieu de la raison plutôt que carrefour des sens, le théâtre épique du dramaturge allemand prône, par le biais de différents procédés comme la double énonciation, la parodie, où l’intercalation de chansons, une distanciation qui force le spectateur à s’interroger et à réagir. La version de L’Opéra de quat’sous que présente Ex Machina renonce à certains de ces procédés en ne privilégiant que les chansons, mais elle en met un autre en branle puisqu’elle force les comédiens à jouer dans un langage qui n’est pas le leur: impossible pour eux de se complaire dans le lyrisme de la langue ou de succomber à son naturalisme.

"Le travail sur la langue est un travail musical et un travail de sens, explique Lepage. Ça crée un effet d’étrangeté, ce qui est en fait la traduction du Verfremdungseffekt, de Brecht, qui est toujours traduit par "effet de distanciation" par les Français: tu prends la vie, tu la mets sur la scène, mais tu la rends assez étrange pour qu’elle devienne intéressante et que tout à coup tu réfléchisses à des choses auxquelles tu n’aurais pas réfléchi autrement. Donc l’opéra, à la base, même en chantant en français, est quelque chose d’étrange. C’est pour ça qu’on s’est dit "poussons plus loin, allons voir dans le texte le vrai sens des mots"."

Modernité in progress
L’intérêt de Robert Lepage pour un théâtre multidisciplinaire ne date pas d’hier. Déjà, au milieu des années 1980, il travaillait avec Bernard Bonnier et le théâtre Repère sur des spectacles comme Circulations, où propositions théâtrales et musicales se rencontraient. Il a par la suite mis en scène des spectacles rock (Secret World, de Peter Gabriel) et de grands opéras (Le Château de Barbe-Bleue, de Bartok, Erwartung, de Schoenberg). Ce filon musico-théâtral, il désire l’exploiter de plus en plus avec Ex Machina, et L’Opéra de quat’sous est un pas dans cette direction: théâtre et musique, par leur fusion, offrent une latitude supplémentaire et permettent une lecture moderne, voire un renouveau de l’oeuvre.

"Tout ça se soude, indique le metteur en scène. Il y a quelque chose au milieu de ça qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre et c’est ce que l’on trouve dans L’Opéra de quat’sous. Ce sont des numéros extrêmement classiques, en ce sens qu’un puriste va entendre toutes les notes, sauf qu’il y a une couche de peinture de plus qui permet aux idées de la mise en scène et du texte de se rencontrer."

Lepage se refuse à considérer L’Opéra de quat’sous comme une pièce musée. Pour lui, pas de nostalgie, pas de Londres rétro. Une scénographie moderne, qui situe l’action dans un Soho d’aujourd’hui, une facture sobre, qui fait appel à la technologie, mais demeure fidèle à la philosophie de Brecht en laissant tout mécanisme à vue, et une musique actuelle, quoique respectueuse de l’originale, sont les ingrédients de son Die Dreigroschenoper Songspiel. "On a invité à bord un son qui est le son de Weill, dans le sens que c’est le clash de plein de choses, raconte-t-il. Ce qui est extraordinaire, c’est que la musique de Weill n’est pas décorative, elle est pleine des idées qui sont dans le texte. Tu n’as donc pas besoin du texte pour tout saisir."

L’Opéra de quat’sous revue par Robert Lepage sera un work in progress un peu à la façon de l’oeuvre originale, maintes fois remaniée par ses auteurs. C’est à la première ébauche de cette entreprise de modernisation, qui connaîtra ses métamorphoses autour du globe, qu’on aura droit au Carrefour international de théâtre. Et bien que le travail soit encore embryonnaire, Robert Lepage ne cache pas son enthousiasme à montrer le chemin parcouru au grand public: "À ma connaissance, la version qu’on présente, avec les textes de liaison et les chansons, n’a jamais été présentée au public. Donc, c’est comme une nouvelle affaire qui sort, c’est très stimulant."

Les 19 et 20 mai

À la Caserne Dalhousie
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