Endstation Amerika : Irritant réel
Scène

Endstation Amerika : Irritant réel

Un classique américain revu par un metteur en scène dont le travail suscite engouement et controverse: FRANK CASTORF. Voilà ce que propose la Volksbühne, dans le volet Théâtrallemand du Carrefour international de théâtre.

Frank Castorf

dirige depuis 1992 la Volksbühne, située dans l’ex-Berlin-Est. Fondée en 1914, elle est née du désir, dès 1890, d’un groupe de travailleurs d’accéder au théâtre. Sa devise: Die Kunst dem Volke – l’art pour le peuple. Castorf allie à son engagement social et politique une vision ouverte du théâtre, puisant à diverses formes artistiques afin de représenter la société moderne.

Reprenant la trame et une bonne partie du texte de Tennessee Williams, Endstation Amerika apparaît comme une version transformée d’Un tramway nommé désir, aux accents contemporains. La pièce se déroule dans un appartement de banlieue; on entend de la musique pop. La dynamique entre les personnages est modifiée – tous, comme la Blanche DuBois de Williams, côtoient la névrose -, ainsi que l’histoire de chacun. Des détails biographiques en font des personnages plus actuels: par exemple, Stanley Kowalski, Polonais chez Williams, est ici, en plus, membre de Solidarnosc.

"Tous les personnages ont une histoire, explique Carl Hegemann, conseiller dramaturgique qui travaille depuis 1992 avec le metteur en scène. Parce que Castorf a besoin de quelque chose de plus qu’une pièce; autrement, ce n’est pas assez complexe. La pièce est trop bonne, trop bien construite pour lui; la réalité est bien différente."

C’est donc un Tramway renouvelé que proposent Castorf et son équipe. Pourquoi transformer un grand texte? Pour éviter, justement, de présenter un "classique", avec ce qu’il comporte de "perfection". "De plus, ajoute Hegemann, nous essayons de lui redonner la force d’impact que la pièce avait lorsqu’elle a été créée aux États-Unis en 1947. C’était alors une pièce grave, lourde; alors nous essayons de la rendre rude de nouveau, pour l’époque présente."

Le sens de la pièce, littéralement décapée, a-t-il changé? "Je ne sais pas s’il est si différent. Nous interprétons la pièce en montrant, comme l’écrit Brian Massumi, que "la vie individuelle est comme une crise capitaliste miniature, un désastre qui porte ton nom". Tous les personnages, même chez Williams, vivent sous les forces du capitalisme. On essaie de rendre cet aspect plus visible; parce que pour nous, le capitalisme est maintenant plus fort."

La pièce, créée en juillet 2000 et jouée dans les principales villes européennes, a suscité, comme les autres mises en scène de Castorf, des réactions diverses. "Nous aimons quand l’accueil n’est pas unanime, quand nous arrivons à diviser les spectateurs, sans que ce soit, par exemple, une question d’âge. Les réactions différentes, ça ne s’explique pas d’une façon logique. La pièce touche quelque chose à l’intérieur de chacun, et chacun doit décider s’il aime ça, ou s’il n’en a rien à faire."

Quelle est cette fibre qu’atteint le spectacle? "Je crois que le problème est la confrontation avec soi. Parce que c’est proche de tout le monde qui doit lutter pour vivre. C’est l’aspect irritant de la pièce: ça touche tes propres affaires, des choses auxquelles tu n’as pas toujours envie de penser. Notre pièce est vraiment moderne, dure et réaliste. Mais elle n’est pas uniquement sérieuse; on peut rire aussi. Une même phrase peut faire rire, et irriter."

Le but: provoquer? "Non, justement, répond Hegemann. Quand on veut être provocateur, on ne l’est pas. D’une part, nous essayons de nous provoquer nous-mêmes, et de parler de nous-mêmes; nous ne sommes pas meilleurs que notre public. L’autre aspect est que nous essayons de voir les choses d’un point de vue inattendu, pour que ça devienne "irritant". Je crois que le mot "irriter" est plus approprié que "provoquer". Mais cette pièce, je dois l’avouer, est notre plus "amicale"; d’autres sont beaucoup plus dures."

À découvrir, donc, la vision de Frank Castorf, dont Carl Hegemann dit qu’il est "auteur de recherches sismographiques sur le présent". "Je crois qu’il est très sensible pour percevoir des mouvements souterrains dans la société. Il les découvre, et les présente parfois avant même que les gens n’en prennent conscience; c’est une de ses grandes qualités."

Du 17 au 19 mai

Au Théâtre de la Bordée
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