Ouvrant depuis 20 ans dans le domaine artistique français, Pascale Murtin et François Hiffler n’ont pourtant pas l’impression d’en faire partie. C’est qu’avec Grand Magasin, troupe qu’ils ont fondée après avoir complété ensemble des études comme danseurs, ils tentent inlassablement l’impossible: faire du théâtre qui ne soit pas du théâtre. Et pourquoi adopter une telle position? "Parce que le théâtre nous ennuie", répond spontanément François. "Nous n’y allons d’ailleurs jamais!" complète Pascale, sur un ton amusé.
Étrange, tout de même, de poursuivre dans une voie qu’on exècre. "En fait, ce n’est pas qu’on déteste la scène, mais rien de ce qui s’y fait ne nous convient, poursuit Pascale. Depuis le début de Grand Magasin, on fait donc les spectacles qu’on rêverait de voir mais qu’on ne voit jamais; ce fut notre intuition de départ et c’est la ligne directrice qui nous guide toujours." Concrètement, ça semble donner un peu tout et n’importe quoi! Ainsi, au cours des dernières années, le couple présentait aux publics européens un kabuki gaulois, un oratorio mégalithique, un opéra d’amateurs, un autosacramental, des leçons de rattrapage, un almanach gantois, un concert d’ethno-fiction et bien d’autres délires probablement répertoriés dans le Grand Livre des digressions scéniques, s’il existe.
La vie du dehors
Cette fois, ils plongent dans ce qu’ils appellent "une manifestation dispersée", genre hybride se situant à mi-chemin entre la performance et la manoeuvre urbaine, geste simple mais pourtant complexe, qu’ils ont intitulé Élargir la recherche aux départements limitrophes. Comme tous leurs spectacles, la pièce est née d’une réflexion découlant d’un questionnement précis. En l’occurrence, ils se sont demandé s’il existe une vie en dehors de la représentation. "C’est une expérience qui nous porte à nous ouvrir totalement sur le monde extérieur", explique François. "On tentera de recruter des gens de Québec [comme ils l’ont fait antérieurement en Belgique et en France], qui deviendront des envoyés spéciaux choisis spontanément par nous, au hasard des rencontres et des événements, et qui apporteront la dimension d’immédiat au spectacle. Mais nous ne traquons pas l’incroyable ou le spectaculaire; nous sommes plutôt à l’affût des mouvements naturels de la foule, des êtres", ajoute son acolyte. La salle de spectacle, un local de conciergerie aménagé au hasard, devient alors un lieu fluide, ouvert et perméable à l’extérieur. Et les deux acteurs, secondés par leur amie Bettina, se transforment en capteurs d’information et de mouvements humains, leurs collaborateurs-antennes rayonnant partout pour eux afin de leur transmettre le pouls de la ville et de ses habitants.
Le génie des autres
Laissant au placard les outils usuels du comédien, du metteur en scène et du scénographe, Grand Magasin élabore son action selon des principes qui révèlent une rupture totale à l’égard des mouvements artistiques établis. Que ce soit par la fuite du spectaculaire, la raréfaction des accessoires et des paroles, l’évacuation de la scénographie ou le dégoût de l’illusionnisme, Pascale, François et Bettina mettent à profit le rejet d’un savoir-faire théâtral qui ne leur inspire rien; ainsi, ils n’achètent, pour garnir leur commerce hétéroclite, que des idées réalisables dans une économie de moyens saisissante. Constamment à contre-courant des pratiques en vogue, ils évitent toutefois de sombrer dans l’underground ou le théâtre dit d’avant-garde, qui, bien que considérés comme marginaux, sont désormais catalogués au rayon des conventions.
À ce sujet, Pascale allègue "on ne se pose absolument pas la question de la nature de notre discipline, en fait". François enchaîne en racontant que, depuis un an, ils se sont présentés dans des musées d’art moderne plutôt que dans des théâtres. "Les personnes qui viennent nous y voir n’attendent pas spécialement une performance théâtrale, sont très ouvertes et prêtes à tout." "C’est quand même étrange de constater qu’on est mieux acceptés par les plasticiens que par les gens de théâtre, poursuit Pascale. Car ces derniers pensent, comme nous, qu’on ne fait pas le même métier. Nous avons tous raison, en fait: ils ne trouvent pas du tout leur compte dans notre façon d’agir sur scène, car nous ne jouons aucun rôle sinon le nôtre, nous n’inventons pas d’histoire, pas plus que nous ne faisons référence à l’art théâtral ou à la culture en général."
Une expérience extrême, donc, où le théâtre n’existerait qu’en autant qu’on puisse le mettre constamment en péril, participant ainsi à son effritement. "Notre soucis, avec cette représentation, c’est de se laisser dissoudre par le monde extérieur, conclut François. En arriver à construire un spectacle qui deviendrait totalement invisible parce que fait de tout ce qui se passe ailleurs, en même temps." Ce que Pascale appelle, pour sa part, "s’habiller dans l’extérieur". Assumant ensemble la part de risque inhérente à un tel projet, ils semblent plus simulés qu’effrayés par cette dernière. "Évidemment, poursuivent-ils d’une même voix, c’est une proposition qui côtoie l’impossible. Mais justement, c’est cette impossibilité qui nous intéresse parce qu’elle est l’occasion d’une manifestation ponctuelle et singulière."
Les 23, 25 et 26 mai
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