Festival d'Avignon : Un certain regard
Scène

Festival d’Avignon : Un certain regard

Pour la 55e édition du Festival d’Avignon, en France, le théâtre québécois n’a pas été oublié, grâce à la présence remarquée de DENIS MARLEAU. Le directeur du Théâtre UBU y reprend son spectacle Les Aveugles.

Le Festival d’Avignon propose cette année près de 40 spectacles, avec une nette ouverture vers les auteurs et les metteurs en scène des pays de l’Est, en pleine effervescence artistique. Seul représentant québécois, le metteur en scène Denis Marleau présente son cinquième spectacle en six ans au prestigieux festival. Créée en février dernier à Montréal, au Musée d’art contemporain, Les Aveugles, une fantasmagorie technologique de Maurice Maeterlinck est donné trois fois par jour devant un public restreint (50 spectateurs) au Lycée Saint-Joseph.

Sur une île déserte, la mer et le vent hurlent dans les oreilles. Ce sont 12 visages qui surgissent de l’obscurité. Un groupe d’aveugles qui se retrouvent abandonnés, au milieu de nulle part. Ils se ressemblent mais ne sont pourtant pas identiques. Il y a six hommes et six femmes. Ils ont l’air vivants, immobiles et impassibles. Comme chez Beckett, ces personnages attendent quelqu’un qui semble ne jamais vouloir venir…

Denis Marleau a bâti sa mise en scène sur les indications utopistes de l’auteur: "Je fais le lien avec l’idée théorique et dramaturgique du théâtre de Maeterlinck. Il souhaitait désengorger la scène de l’acteur, au bénéfice de l’effigie, du masque, de quelque chose qu’il fallait créer pour concentrer la médiation entre le texte et le spectateur. C’est un projet théorique. Mais, par le biais de la technologie et de la vidéo, j’ai donc cherché à réaliser l’utopie maeterlinckienne en mettant à contribution le masque vidéo." Ces effets donnent une connotation intimiste plus approfondie au texte introspectif de Maeterlinck. Les personnages apparaissent froids, presque sans vie. La tension dramatique est renforcée par le côté virtuel des personnages. Ceux-ci sont joués par les comédiens Paul Savoie et Céline Bonnier qui ont été filmés au préalable et qui sont projetés sur des masques moulés d’après leur visage.

Et le public avignonnais n’est pas resté insensible à l’audace technologique du metteur en scène québécois. Plusieurs supplémentaires sont prévues (chose assez rare dans un festival de cette importance, qui mérite d’être soulignée), même si les critiques français ont été un peu moins consensuels. Mais le déballage de technologie, même si elle ne se voit pas, l’absence de comédiens réels… Peut-on encore parler de théâtre?

Une ouverture contrastée
Le duo Tchekhov-Éric Lacascade a eu la tâche de présenter le spectacle d’ouverture du Festival, dans le cadre prestigieux de la Cour d’honneur du Palais des Papes. Jeune metteur en scène prometteur, Éric Lacascade est également directeur de la Comédie Nationale de Caen, une des scènes nationales françaises les plus créatives. Il a choisi Platonov, un texte de jeunesse de l’auteur russe, car "ce texte est un brouillon génial, foisonnant, qui donne l’impression d’être plus dans un roman que dans une pièce de théâtre". L’adaptation moderne et inspirée est signée par le metteur en scène, qui clôt ainsi une série de trois spectacles de Tchekhov.

Mais qui est Platonov? Depuis que le manuscrit de cette pièce a été retrouvé, en 1920, la question est toujours posée et aucune réponse définitive n’est envisageable. On pourrait le prendre pour un jeune homme de bonne famille qui vit avec son temps ou pour un grand égoïste qui ne s’intéresse qu’à lui-même et qui attache de l’importance uniquement à son plaisir. Tchekhov nous dit simplement que Platonov est un jeune instituteur. Marié à Sacha, bonne fille gentille, il vit dans une ambiance nonchalante, faite d’oisiveté paisible et d’ennui indicible. Catalyseur des peurs, des reproches et des haines de son temps, il est l’aimant des incertitudes de son époque. Aimé, détesté ou haï, Platonov est le miroir de sa société, qui s’autodétruit à la fin. Éric Lacascade nous présente une version modernisée de la pièce, accompagnée d’une mise en scène féerique qui contribue à renforcer l’ambiguïté du personnage. Une pièce forte et majestueuse, que certains qualifieront de légère par rapport à l’oeuvre de Tchekhov, mais à laquelle Éric Lacascade a réussi à nous intéresser.

Bernard Faivre d’Arcier, le programmateur et directeur du Festival, a réservé une bonne surprise: la création d’un texte inconnu d’un grand auteur. Il s’agit de La Décision de Bertolt Brecht et Hanns Eisler, présenté par le metteur en scène français Jean-Claude Fall. Ce texte ressurgit alors qu’il était quasiment inconnu. Cette pièce acerbe, tranchante, violente raconte les purges staliniennes de l’époque soviétique. En 1930, le compositeur allemand Hanns Eisler commandait un livret pour son nouvel oratorio à son ami Bertolt Brecht. Il souhaitait un texte fort, incisif et militant. L’ambiguïté réside dans le fait que Brecht n’a pas été capable de (ou n’a pas voulu) trancher et prendre position sur le bien-fondé ou l’horreur des goulags. Aujourd’hui encore, le doute demeure…

Refusé par le comité des programmes de l’époque, l’oratorio fut censuré… et le resta durant près de 70 ans. Jean-Claude Fall a réussi à obtenir les droits pour monter cette production, qu’il ne juge pas du tout passéiste: "Cette pièce présente un regard chargé d’événements pas si vieux. Il y a un peu plus de 10 ans, le mur de Berlin s’effondrait. Il y a quelques mois, les tours du World Trade Center étaient abattues. Nous lirons La Décision aujourd’hui d’une manière que ne cesse d’éclairer autrement ce qui se passe dans le monde, des aventures de l’extrémisme libéral à celles des intégrismes religieux." La pièce est d’ailleurs présentée en diptyque avec Mauser d’Heiner Müller, qui pourrait être une réponse engagée à Eisler et Brecht.

Des spectacles à profusion
En marge de la programmation officielle, un festival parallèle, le "Off", propose plus de 750 spectacles par jour. Tous les lieux imaginables de la ville sont réquisitionnés par les compagnies pour présenter leurs productions. On y trouve des grands classiques et des auteurs contemporains, des spectacles pour enfants, des productions comiques et quelques compagnies semi-professionnelles qui arrivent à tirer leur épingle du jeu. On peut souligner le Théâtre de la Passerelle avec une nouvelle version du Misanthrope de Molière; ou la compagnie de Christophe Lidon qui offre une mise en scène bouleversante d’un texte de Jean-Claude Grumberg, Le Petit Violon, dans un univers de cirque flamboyant et onirique.

La première partie du Festival se termine et, pas du tout rassasiés, les festivaliers attendent avec impatience le second volet de la programmation avec une nouvelle création du metteur en scène italien Romeo Castellucci; Nobody de la chorégraphe Sasha Waltz; ou encore les deux créations à partir de textes de l’Argentin Rodrigo Garcia.