Les Arts de la rue : Tenue de ville
Scène

Les Arts de la rue : Tenue de ville

Pour son 20e anniversaire, le Festival Juste pour rire offre un panorama très large des arts de la rue. Une programmation vaste et éclectique qui est devenue un festival à elle seule. Un immense théâtre sous les étoiles.

Longtemps, longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu / Leurs chansons courent encore dans les rues

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Charles Trenet

En 1997, Gilbert Rozon, le fondateur de Juste pour rire, pensait peut-être à ces vers du regretté fou chantant en confiant la direction artistique de la programmation extérieure de son festival à Luce Rozon et André N. Pérusse. La rue, ce sanctuaire moderne (l’expression est de Louis-Ferdinand Céline), est un lieu propice au rêve. Et quand la poésie descend dans les rues de la ville, c’est tout un peuple qui rêve en couleur.

Aujourd’hui, le volet des Arts de la rue de Juste pour rire est devenu un gros festival à lui seul. Du 11 au 21 juillet, le Quartier latin se transformera en un immense théâtre à ciel ouvert où se rassembleront des artistes de neuf pays et plusieurs horizons: comédiens, musiciens, clowns et mimes, mais aussi fakirs, magiciens, marionnettistes, échassiers, hypnotiseurs et jongleurs… Mais pas d’humoristes! Ceux-ci font encore rire les festivaliers, mais à l’intérieur, lors des galas, entre autres.

"Depuis 20 ans, le Festival s’est beaucoup développé et sa clientèle a changé, explique Luce Rozon. Les gens ne viennent plus seulement parce que c’est un événement gratuit et populaire. Ils s’intéressent véritablement à l’aspect artistique de la rue. D’ailleurs, certains soirs, le public de la rue est aussi captif que celui des shows en salle!"

Inexistant voilà 10 ans à peine, le théâtre de rue fait de plus en plus d’adeptes au Québec. Outre Juste pour rire, il y a aussi le Festival de théâtre de rue de Shawinigan (voir encadré). Des jeunes compagnies de création hors les murs, comme Le Cochon souriant, Les Mages ardents, Mobile Home et L’Ange à deux têtes, font un intéressant travail sur la forme. Et il existe maintenant une association de bonimenteurs québécois formés par des Belges.

Place publique
Luce Rozon et son collègue André N. Pérusse estiment qu’en côtoyant les troupes de rue européennes, lors des précédentes éditions, les comédiens québécois ont eu la piqûre pour la création sur le pavé. Des programmateurs de festivals à l’étranger débarqueront d’ailleurs à Juste pour rire pour observer leur travail de plus près. Après la Catalogne l’an dernier, le Festival participe à un échange avec la Grande-Bretagne cet été. Il prépare aussi une coproduction extérieure avec la France pour l’an prochain.

Au fil des ans, Juste pour rire a créé des liens importants avec des troupes de rue en Europe, où l’engouement pour cet art s’est propagé au cours des années 70, dans l’esprit soixante-huitard. Animés par le désir de reconquérir l’espace public, les artistes ont décidé d’aller à la rencontre des citoyens avec leurs oeuvres, au lieu de l’inverse. Aujourd’hui, la France est la mère patrie du théâtre de rue en Europe, avec plus de 900 compagnies (!), tous genres confondus, selon les chiffres de l’Association HorsLesMurs, mise en place par le ministère de la Culture français en 1994.

"Les arts de la rue s’inspirent beaucoup du cirque dans ses couleurs, son exubérance et son rythme, estime Philippe Freslon, de la Compagnie Off, basée à Tours. Dehors, c’est plus facile de parodier un numéro de cirque que de déclamer un texte de Racine. La rue permet de se parodier soi-même, de garder une distance par rapport au personnage joué, de faire un clin d’oeil à l’art de la représentation. On ne peut pas faire du théâtre de rue sans un peu d’humour."

Selon Philippe Freslon, envahir l’espace public implique faire un acte public. "Je parle ici du rapport de l’artiste avec le pouvoir: c’est le bouffon du roi. Les troupes de rue ont souvent tissé leurs créations autour de cette idée-là. En France, le dernier bouffon, c’était Coluche. Malheureusement, il n’y a pas eu de relève parmi les humoristes. Les artistes de la rue sont peut-être les derniers à faire contrepoint aux politiques."

Généralement, les artistes de la rue ont un profil commun. Ce sont souvent des citoyens engagés socialement, de gauche, près des groupes communautaires, et écolos pour la plupart. Loin des succès faciles, ils exercent leur métier dans l’ombre des vedettes et du showbiz. Pour eux, l’art peut magnifier le réel mais aussi changer la réalité.

"Dans la rue, l’artiste est très vulnérable, remarque Philippe Freslon. Sans carapace. Les gens passent vite, réagissent honnêtement, et partent s’ils s’ennuient le moindrement… Le théâtre de rue ne peut pas fonctionner sans une bonne complicité entre l’artiste et le public."

Place au théâtre de rue
Les Montréalais pourront le constater dès ce soir, en déambulant dans le Quartier latin. En tout, Juste pour rire présentera 73 productions extérieures (presque toutes gratuites) totalisant 1775 représentations! Cela va de courtes prestations de moins de 15 minutes à des spectacles de quatre heures. Sans oublier les nombreuses pièces déambulatoires. "Pour le 20e anniversaire – et ce, sans prétention -, le Festival a voulu faire un pied de nez à la guerre et au sombre climat politique international, avance Luce Rozon. On a misé sur des événements rassembleurs, libertins et festifs."

Et très éclectiques! Esthétiquement, les arts de la rue empruntent autant au cirque qu’à l’agit-prop des années 60 et 70. Dans la tradition des manifestations européennes du genre (Namur, Aurillac ou Chalon-sur-Saône), les directeurs artistiques ont développé un important volet des arts forains. Boulevard De Maisonneuve, tous les soirs de 18 h à 23 h, se mêleront bonimenteurs, fanfares, guinguettes et entre-sorts. Les entre-sorts sont des théâtres installés sur la voie publique où le public entre et sort rapidement, après avoir vu un numéro ou une exposition. Par exemple, celle du célèbre patenteux québécois Florent Veilleux.

Après les arts forains, les festivaliers peuvent explorer les autres sites. Rue Ontario, le Festival a érigé des pistes pour des performances drôles et du théâtre acrobatique. Près du métro Saint-Laurent, une arène métallique occupe un terrain vague pour accueillir Carmen, l’opéra de rue de la compagnie Off, mis en scène par Philippe Freslon et François Joinville, un des coups de coeur des directeurs artistiques. La première partie de ce spectacle (payant) reprend les grands airs de l’oeuvre lyrique de Bizet. Puis, en seconde partie, l’environnement musical se modernise avec une trame créée par le compositeur Benoît Louette. Trois Carmen avec trois personnalités différentes (intellectuelle, érotique et maternelle) s’arracheront don José. Debout au coeur de l’arène, avec les interprètes tout autour, le public aura plusieurs points de vue de cette célèbre histoire de Mérimée revue et corrigée selon l’air du temps par la troupe française.

Au parc des Habitations Jeanne-Mance, en première nord-américaine, le spectacle à grand déploiement Titanic, déjà présenté dans 16 pays, fera couler beaucoup d’eau: environ 35 000 litres! Il s’agit d’une création des Allemands de Titanick Theater, une compagnie fondée en 1990. Une heure de spectacle sur le thème universel de la tragédie du paquebot géant, avec tout ce qui en découle comme métaphores de l’humanité: arrogance des riches, décadence de la bourgeoisie, aveuglement de la science, bêtise de l’autorité… Du théâtre spectaculaire, visuel, dramatique et extrême, très loin du sentimentalisme hollywoodien du film de James Cameron. (Les 12, 14 et 15 juillet, angle Ontario et Hôtel-de-Ville.)

Le Grand défilé des jumeaux reviendra le week-end du 19 au 21 juillet. Et un bal grandiose avec 1500 danseurs de 40 écoles nous en fera voir de toutes les couleurs et de tous les styles (le 13 juillet à 21 h 30). Entre ciel et terre, rues Saint-Denis et De Maisonneuve, à 22 h, les Australiens de Strange Fruits exécuteront leurs chorégraphies aériennes.

Finalement, cet été encore, Juste pour rire s’associe à Clowns Sans Frontières, un organisme qui aide les enfants victimes de la guerre, en lui remettant l’argent de la vente des incontournables nez rouges.

Les Arts de la rue
Du 11 au 21 juillet
Dans les rues et les ruelles du Quartier latin