René-Daniel Dubois : L'homme révolté
Scène

René-Daniel Dubois : L’homme révolté

Avec Kean, sa première mise en scène au Théâtre du Nouveau Monde, RENÉ-DANIEL DUBOIS s’attaque à un personnage plus grand que nature qui, comme lui, carburait à la révolte. Douce colère.

Il est arrivé au Théâtre du Nouveau Monde d’un pas alerte, radieux en ce bel après-midi d’été. Dans son lecteur CD, il écoutait un enregistrement de la comédie musicale Hair, "pour replonger dans l’atmosphère de la fin des années 60".

Sur le coup, je ne l’ai pas reconnu. René-Daniel Dubois a perdu son visage dodu et sa taille ronde. Un nouveau régime alimentaire a fait fondre 55 livres et, comme pour bien des hommes qui maigrissent rapidement, lui a redonné un air de jeunesse.

Je m’attendais à un délire de mots, ponctué de sorties contre l’élite politico-culturelle québécoise. Or, ce jour-là, le dramaturge souvent identifié avec ses initiales – RDD – n’avait pas mis le chapeau du bouillant polémiste. Hormis quelques coups de griffe (à la Société Saint-Jean-Baptiste, au chanoine Lionel Groulx), l’enfant terrible du théâtre québécois semblait même assez serein.

Car, depuis 14 mois, René-Daniel Dubois se concentre presque uniquement sur sa mise en scène de Kean au TNM, une pièce sur la gloire et le déclin d’Edmund Kean, écrite par Alexandre Dumas en 1836, trois ans après la mort de l’acteur anglais réputé pour ses rôles shakespeariens. Dubois a choisi de monter l’adaptation de Jean-Paul Sartre, datant de 1953, avec quelques coupures de style et l’ajour d’un prologue.

En travaillant sérieusement sur Kean (il a écrit pour son équipe d’artistes et de concepteurs une "bible" de 250 pages sur l’époque des romantiques français), RDD a oublié le passé sombre de certains nationalistes québécois. Il a vibré pour une autre bataille, celle des romantiques menée, en France, par les Dumas, Hugo, Musset, Vigny…

"C’est une pièce sur le romantisme", dit Dubois en entrevue dans une salle de lecture du TNM, le seul endroit où le dramaturge peut fumer en paix; il faut bien conserver quelques vices… "Mais pas le romantisme tel qu’on le voit en général. L’image de folie et de démesure que les gens ont aujourd’hui du romantisme est fausse. Elle a même été inventée par ses ennemis. Le romantisme est d’abord un mouvement politique, une révolution culturelle qui a suivi la Révolution française."

C’est aussi un mouvement pour la modernité, un rejet du classicisme. Si Dumas (et Dubois) s’est intéressé à Kean, c’est parce qu’il a inventé l’acteur moderne en redéfinissant radicalement les règles du jeu théâtral très figé à l’époque. Malgré un physique ingrat, Edmund Kean voulait devenir acteur. Avant de jouer dans de vrais théâtres, il sera saltimbanque dans des cirques. Il fait ses débuts à Londres, en 1814, dans le rôle de Shylock, dans Le Marchand de Venise (c’est d’ailleurs lui qui, plus tard à Paris, fera découvrir Shakespeare aux Français).

"En six ans, Kean va déclasser tous les grands acteurs anglais de son époque, raconte le metteur en scène. Mais Kean s’est rendu au sommet de son art sans se faire accepter des nobles qui louangeaient sa carrière (dont le prince de Galles). Et il n’était pas plus à l’aise avec les gens de son milieu qui le traitaient comme un noble. Toute sa vie, il va souffrir de cette dualité."

Au fond, l’histoire de Kean, ce roturier qui fréquentait les princes, n’est pas nouvelle. C’est celle de l’humain qui veut abattre les cloisons entre les diverses couches sociales. Deux siècles plus tard, RDD estime que, malgré les apparences, les couches sociales sont toujours aussi étanches que dans l’Angleterre de George IV. "Les gens peuvent difficilement cacher leur statut social. Ne serait-ce que de la façon qu’ils s’expriment. Quand tu écoutes parler Pierre Bourgault, par exemple, tu sais tout de suite qu’il a étudié avec des curés…

"Dans les années 60 et 70, poursuit Dubois, l’élite politique a voulu nous faire croire à la démocratisation de la société. Mais, désormais, avec les coupures dans l’éducation, la santé, ça redevient comme avant: les puissants se nourrissent à même le sang des faibles."

Étonnamment, en ouvrant la saison du TNM avec Kean, le 10 septembre, ce sera la première fois que RDD travaillera au TNM (sauf pour un petit rôle, en tout début de carrière, dans Sainte-Carmen de la Main de Michel Tremblay). Il dirigera Jean Asselin dans le rôle-titre (ce dernier a remplacé, en juin dernier, le comédien Paul Ahmarani qui a préféré s’investir dans une création d’Alexandre Marine, au Théâtre La Chapelle). Aux côtés d’Asselin, on trouve aussi Jacinthe Laguë, Jean-Louis Roux, Dominique Leduc, Martine Francke, Luc Chapdelaine, Jean Marchand et six autres comédiens.

Pour la conception du spectacle, le metteur en scène a emmené avec lui sa "famille" de l’Espace Go, où il a souvent travaillé ces dernières années: Ginette Noiseux aux costumes, Guy Simard aux éclairages, Gabriel Tsampalieros au décor, Michel Smith à la musique. Finalement, la danseuse Margie Gillis a agi comme conseillère au mouvement.

Le monde est romantique
Le Petit Robert définit le romantisme, entre autres choses, comme une "esthétique de la liberté qui refuse les règles formelles et les conventions en privilégiant l’expression personnelle". C’est en cela que Kean, Dumas, Sartre et Dubois se rejoignent. "Tout ce qui se réclame de l’humanisme depuis passe souvent par le romantisme, explique l’auteur de Being at home with Claude. Le romantisme représente aussi la découverte du monde intérieur, de son immensité: on affirme pour la première fois en Occident que le monde intérieur peut être aussi vaste que le monde extérieur. C’est une révolution qui ne plaît pas à tout le monde. Les romantiques seront accusés d’être une bande de mégalomanes, d’égocentriques."

René-Daniel Dubois a beau dire qu’il ne s’identifie pas à Kean, mais plutôt à son combat artistique, voire politique, il ne lui est pas étranger. Kean, ce "génie rebelle, prodigieusement orgueilleux et ambitieux", vivait en représentation sur scène comme dans la vie. RDD aussi.

Que ce soit en entrevue au Point, dans une conférence à l’université, à la radio ou dans les journaux, il aime répandre ses opinions controversées. Quand Dubois a défendu Voltaire, dans Voltaire/Rousseau à l’Espace Go en 1993, le personnage du célèbre polémiste français lui allait comme un gant.

Comme Voltaire, RDD est un homme d’envergure qui aimerait bien laisser une trace, aussi modeste soit-elle. "L’artiste a le devoir de dialoguer avec sa société", croit-il.

Son intelligence, aussi vive que sa parole, est un grand théâtre dans lequel Dubois se perd parfois. Pour l’artiste, l’intelligence n’est pas le contraire de l’émotion. "Pour moi, ce sont les deux facettes d’une même chose. Quand il me vient une bonne idée, j’ai une grande émotion qui monte en moi."

Dans l’oeuvre de Dubois, la folie côtoie souvent le génie. Et dans la vie, l’auteur avance qu’il s’est parfois senti "proche de la folie" en essayant d’analyser le délire collectif des Québécois. "Je suis toujours en colère contre les élites. J’ai appris à mieux exprimer cette colère. Mais je n’invente rien. Quand je donne des conférences dans des universités sur le rôle politique et social de l’artiste et de l’intellectuel, d’entrée de jeu, je spécifie que le vrai thème est: "Comment faisons-nous pour nous retrouver dans une société où les intellectuels sont muets et où les artistes sont des tatas?" Depuis 10 ans, des milliers d’étudiants m’ont entendu dire ça. Et aucun n’a remis en question cette métaphore. Donc, on reconnaît qu’il y a un problème."

Le poids des rêves
René-Daniel Dubois est devenu une des figures importantes du théâtre québécois au moment où le Québec croyait pouvoir régler tous ses problèmes avec un référendum (mai 80) et un politicien (René Lévesque). En 10 ans, le dramaturge a écrit une douzaine de pièces, dont des "classiques" comme Being at home with Claude (adaptée au cinéma) et Ne blâmez jamais les Bédouins (Prix du Gouverneur général, en 1985). Son oeuvre a été traduite dans plusieurs langues et jouée dans une dizaine de pays.

Puis, curieusement, sa voix dramatique a faibli. Au point où, ces dernières années, on peut compter ses créations sur les doigts d’une main! "Depuis 1988, il a ralenti sa production artistique pour se consacrer à des combats politiques liés à la place de l’art et de la culture dans la société", lit-on dans L’Île, le Centre de documentation virtuel sur la littérature québécoise. Comme si l’un empêchait l’autre…

"Moi aussi, au début des années 80, j’ai cru que les choses pouvaient changer au Québec, avoue Dubois. Périodiquement, à tous les 20-30 ans, la question nationale revient donner espoir à des Québécois. Mais je me suis rendu compte que c’est une illusion. Notre élite politique ne veut pas changer les choses. Et elle ne veut pas des artistes ni des intellectuels. La seule chose qui intéresse l’élite, c’est son propre pouvoir."

À savoir si ce désenchantement a pu le mettre en panne, Dubois se défend aussitôt. "Mais j’ai un nouveau texte." Une pièce de cinq heures (!) simplement intitulée Bob, mais dont il ignore où, quand et comment elle sera produite. "Je l’avais commencée en 1990, et je l’ai reprise et terminée voilà deux ans. C’est, si je peux dire, ma dernière pièce de jeunesse."

À 47 ans, une pièce de jeunesse! L’enfant terrible du théâtre québécois n’a pas fini de secouer nos vieilles certitudes.

Du 10 septembre au 10 octobre
Au Théâtre du Nouveau Monde