Jean-Pierre Ronfard : Comédie humaine
Scène

Jean-Pierre Ronfard : Comédie humaine

Lieu de plaisir, espace de liberté, le théâtre passionne encore, après 50 ans de carrière, JEAN-PIERRE RONFARD. Auteur, acteur et metteur en scène, cofondateur et codirecteur du Nouveau Théâtre Expérimental, il dirige au Trident, à la demande de Marie-Thérèse Fortin, La vis comica.

Réunissant quelques textes de Plaute, auteur comique latin (-254 à -184), La vis comica ramène Jean-Pierre Ronfard, aussi traducteur pour l’occasion, à ses "premières amours au théâtre".

Le Charançon (Curculio), pièce principale du spectacle, raconte l’histoire d’un homme qui, amoureux, doit acheter la femme qu’il aime à un maquereau… Elle est encore pure, dit-on, même si elle habite dans une maison de femmes, une "institution pour courtisanes", précise le metteur en scène. Dans l’entreprise l’aide son esclave rusé; s’en mêleront tous les personnages. Tout y est pour que, 2000 ans plus tard, fuse le rire.

De quoi est fait le spectacle La vis comica?
"C’est un spectacle en trois parties. Il y a un prologue, puis la pièce proprement dite, Le Charançon, et, si les gens applaudissent et ont l’air d’apprécier, il y aura un petit supplément de programme.

Ce qui m’amuse en ce moment, c’est plus l’idée de soirée que de spectacle. Je suis séduit par ce concept: une façon d’accueillir le monde, d’établir une complicité avec le public. Dans ces pièces antiques, il y a en plus un petit côté pédagogique. On apprend aux gens comment ce théâtre est à l’origine de toute une part du théâtre comique occidental, que ce soit français, anglais, allemand…"

La "vis comica" signifie la puissance, la force comique; quels sont les ressorts comiques utilisés par Plaute?
"Ce qui m’a beaucoup frappé en relisant le théâtre de Plaute, c’est le constant appel au public: Plaute est le roi de l’aparté. À tout moment, on prend le public à témoin; c’est très amusant. Ensuite, il y a tous les mécanismes comiques du déguisement, de la farce que l’on joue à quelqu’un, de l’argent qu’on soutire à ceux qui en ont au profit de ceux qui n’en ont pas, des esclaves malins… Il y a aussi les personnages qui amusent: ici, il y a le parasite – le charançon du titre. C’est quelqu’un qui habite dans une maison, qui ne fait absolument rien sauf manger, raconter des histoires et faire de bêtises; il y a le militaire fanfaron, les banquiers, les usuriers, le cuisinier, l’entrepreneur de la comédie… Le ton de tout ça est un ton très vivant; ce n’est pas du tout un contact rituel. C’est un rapport convivial et qui vise à l’amusement collectif; que toute une salle puisse prendre son plaisir sans grande complication intellectuelle. Toutefois, la farce repose toujours sur le rapport humain, sur le développement d’une situation, vécue par des partenaires à l’intérieur de l’action. Sinon, c’est de la clownerie gratuite, et alors, on s’ennuie."

Vous faites du théâtre depuis 50 ans. Vous est-il arrivé, au cours de votre carrière, d’être fatigué du théâtre?
"J’aurais bien aimé être fatigué du théâtre!… Non, pas du tout. Depuis 50 ans, tous les ans je dis: l’année prochaine, je ne fais plus qu’une chose à la fois. Et ça fait 50 ans que j’échoue… Finalement, ça doit être mon tempérament. En fait, je voudrais avoir trois vies. En même temps, pas l’une après l’autre! C’est vraiment un métier que j’aime beaucoup, je dois le dire.

J’ai eu beaucoup de chance. La chance d’avoir pu toucher de grandes oeuvres, et d’avoir pu créer de grands textes: Les oranges sont vertes de Gauvreau, Ha-Ha de Ducharme, par exemple. La chance d’avoir pris, à un moment donné, la tangente du théâtre expérimental, sans me couper du théâtre conventionnel. Je ne veux pas être marginal à toute force; mais j’aime bien la liberté que me donne le théâtre expérimental."

Qu’est-ce qui fait, selon vous, une grande pièce?
"Selon moi, c’est d’abord une pièce dans laquelle le jeu est sollicité; c’est essentiel. Ensuite, une grande oeuvre, que ce soit en peinture ou en musique, c’est une oeuvre d’art qui, jusqu’à un certain point, est dépassée par son sujet. Qui met en jeu autre chose que ce qu’elle raconte, qui est la condition humaine, le gouffre de la vie ou de la mort. Ça c’est une grande oeuvre, que ce soit, au théâtre, une comédie ou une tragédie. Je pense qu’il y a beaucoup de pièces de Shakespeare – pas toutes – qui sont de grandes pièces: La tempête, Macbeth, Hamlet. Ou alors certaines pièces qui sont bouleversantes: Le Misanthrope, Antigone. Pour moi, une grande pièce c’est aussi celle qui interroge l’art théâtral, en posant implicitement la question: c’est quoi le théâtre? Par moments, on trouve aussi dans ces pièces certaines sentences: une phrase, des mots qui d’un seul coup prennent une importance énorme. Dans Macbeth, par exemple: "Qu’est-ce que la vie humaine? C’est une histoire racontée par un fou, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien."…"

Vous avez mis en scène Molière, Ducharme et tant d’autres, et maintenant Plaute… Comment aborder des textes aussi différents?
"Ce qui m’intéresse quand je monte une pièce, c’est d’abord le jeu – action, réaction, développement d’une situation, rapport des personnages -, et la qualité du texte. C’est ce que je travaille. De façon différente selon les auteurs? Peut-être pas.

Je suis fasciné par le mensonge en action qu’est le jeu sur la scène: on est des super-menteurs! Le théâtre est l’apologie du mensonge. Et plus les gens mentent bien, plus ils se font applaudir! Dans la vie on n’aime pas les menteurs; c’est énervant. Et au théâtre on dit: allez, allez, mentez-nous. Et faites-nous croire que vous souffrez, que vous êtes jaloux. C’est quand même fort que, du moins dans notre univers occidental, le théâtre soit la célébration du mensonge…"

Pourquoi, d’après vous, ce besoin de mensonge?
"Peut-être, finalement, que la vérité ne nous séduit pas tellement. On aime bien les gens vrais mais des bons menteurs, ça fait plaisir…

Je me rappelle avoir entendu aussi, de la part d’un artiste, la réflexion suivante: il y a eu un temps où l’art mettait de l’ordre dans une société anarchique. Je crois que c’est vrai: la société, pendant très longtemps, ne serait-ce que dans le transport, les routes, la vie de tous les jours, était anarchique; et l’art mettait de l’ordre dans tout ça. Maintenant on a une société très ordonnée; et l’art y met du désordre. Ça c’est une belle idée: l’art vient mettre de l’anarchie dans notre société…"

Vous êtes-vous jamais interrogé sur l’utilité de votre métier?
"Il y a eu un temps où, comme beaucoup de gens, on pensait qu’on dispensait une idéologie de gauche, un idéal de société dans lequel les valeurs essentielles étaient la justice, le partage, la solidarité et l’union des travailleurs. Et on pensait faire servir le théâtre à la diffusion de cette idéologie. Ça m’a amené dans certaines voies que je ne renierai jamais: théâtre anarchiste, militant, théâtre de rue, d’intervention. J’ai beaucoup aimé ça. Mais ma vue sur le théâtre a évolué, et je ne crois plus que le théâtre puisse avoir une efficacité politique immédiate. Je crois que c’est une façon, comme tout art, de développer un monde imaginaire dont l’essentiel du message, c’est la liberté. Je crois que l’art, par nature, justement parce qu’il échappe aux règles, est un propagandiste de la liberté. Qui dit que la liberté est possible, qu’on peut faire des choses librement, quelles que soient les conditions dans lesquelles on est. Même dans des conditions matérielles difficiles: les artistes en général ne sont pas des gens qui roulent sur l’or. En gros, l’art dit que dans notre société, où le profit est la règle, il y a des zones, entre autres les zones artistiques, dans lesquelles ce n’est pas ça le but. Le but de l’art est autre chose: c’est une expression libre de ce que c’est que l’être humain."

Jean-Pierre Ronfard, assisté de Jean Bélanger, dirige les comédiens Jean-Jacqui Boutet, Vincent Champoux, Fabien Cloutier, Éva Daigle, Ginette Guay, Pierre-François Legendre, Jack Robitaille, Réjean Vallée et Maryse Beauchamp; il est entouré des concepteurs Stéphane Caron, Michel Gauthier, Denis Guérette et Marie-France Larivière.

Du 17 septembre au 12 octobre
Au Trident
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