La Dernière Bande : La voix humaine
Scène

La Dernière Bande : La voix humaine

Parmi les pièces de Beckett, La Dernière Bande, à l’affiche du Théâtre du Rideau Vert dans une coproduction avec le Théâtre Ubu et dirigée par Denis Marleau, demeure un des meilleurs exemples de ce dialogue intime entre l’Homme et sa  conscience.

De tous les dialogues, celui que l’Homme fait avec sa conscience est le plus troublant. Contrairement aux "vrais" dialogues, il est une boucle dont on ne connaît pas l’enjeu, ni l’issue. Le dialogue intérieur touche autant au génie qu’à la folie, à la raison qu’à la mélancolie. Cette "petite voix du dedans", parfois émouvante, parfois accablante, nous échappe toujours un peu.

Dramaturge dont le génie s’est nourri à même son immense solitude, Samuel Beckett a longtemps dialogué avec sa conscience. Au point d’accepter son "obscurité intérieure". Son regard résolument sombre sur les êtres et les choses est donc une expression de sa voix intérieure. Parmi ses pièces, La Dernière Bande, à l’affiche du Théâtre du Rideau Vert dans une coproduction avec le Théâtre Ubu et parfaitement dirigée par Denis Marleau, est le meilleur exemple du dialogue intime entre l’Homme et sa conscience.

Un homme de 69 ans (Krapp, défendu avec brio par Gabriel Gascon), assis à une table faiblement éclairée, écoute sa voix enregistrée sur de vieilles bobines. Ce soir-là, un peu ivre, il décide de passer la bobine sur laquelle sont immortalisés les souvenirs de ses 39 ans. Des souvenirs épars, entrecoupés de silences, de rires et de digressions. Par moments, son passé l’irrite: "(…) difficile de croire que j’aie jamais été con à ce point-là", dira-t-il.

Puis, soudainement, Krapp tombe sur la description d’une idylle, dans une barque sur un lac un après-midi plein de soleil, avec une femme qu’il a cavalièrement laissée, le jour de ce dernier rendez-vous. Il rembobine pour entendre le début du récit. Ce souvenir d’amour représente le seul moment lumineux de la pièce; et probablement un des rares de l’existence de Krapp.

Le texte de Beckett est trop beau pour ne pas en reproduire ici un extrait. "Nous dérivions parmi les roseaux et la barque s’est coincée. Comme ils se pliaient, avec un soupir, devant la proue! (Pause) Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d’un côté à l’autre."

À la fin, en réécoutant ce passage, le vieux Krapp enlace très fort son enregistreuse. Comme pour matérialiser cette "chance de bonheur" qu’il a laissée échapper.

Denis Marleau avait déjà monté La Dernière Bande au Théâtre de Quat’Sous, en 1994, toujours avec Gabriel Gascon. Il n’aurait pas pu mieux trouver, selon moi, pour incarner Krapp. Gascon, dans cette dernière scène, touche au sublime. Le comédien et son metteur en scène arrivent ici à quelque chose d’encore plus épuré et précis qu’il y a huit ans. Autant dans l’absurde (Gascon est souvent très drôle, surtout dans la scène où il mange une banane) que dans le tragique.

Dans la revue Alternatives théâtrales (1973-74), le professeur et théoricien Wladimir Krysinski écrit ceci à propos de Cantate grise et La Dernière Bande (première version), les deux ouvrages de Marleau à partir de Beckett, avec aussi Pas moi: "Dans cette théâtralité, le corps de l’acteur est avant tout un accumulateur d’énergie énonciative. La gestualité ne prime pas. Le mouvement se relativise. Il est surtout fonctionnel. Jamais autonome."

Denis Marleau estime que Beckett fait "le constat de la faillite du langage et de la ruine du dialogue". Selon lui, pour bien servir l’auteur d’En attendant Godot, il faut sublimer la forme. En poussant plus loin son travail sur La Dernière Bande, un luxe que peu de metteurs en scène peuvent se payer (heureusement que Marleau, malgré ses multiples engagements, persiste à faire ce genre d’exploration avec sa compagnie, le Théâtre Ubu), en revisitant ce texte, donc, il arrive à une grande rigueur formelle.

Or, à mon avis, cette recherche de perfection formelle, qu’on peut voir au Rideau Vert, laisse place à l’émotion. Une émotion bien loin du pathos et du psychologisme, certes, mais un théâtre qui expose ainsi la blessure du néant parle inévitablement de sentiment humain.

C’est de ce manque que Krapp, en serrant dans ses bras sa vieille enregistreuse, nous communique. Et c’est en cela que le théâtre de Denis Marleau nous touche malgré sa froideur. Il ne vous reste que trois soirs pour aller voir le travail d’un grand acteur et d’un metteur en scène perfectionniste… Faites vite!

Jusqu’au 21 septembre
Au Théâtre du Rideau Vert