Janine Sutto : La force de l’âge
Marguerite Duras dirait que Janine Sutto a atteint la "splendeur de l’âge". À 81 ans, la comédienne qui a tout joué, de Shakespeare aux Boys 3, plonge avec crainte dans une pièce de l’auteure de L’Amant.
À voir aller Janine Sutto, à la scène comme à la ville, on a envie de lui demander son secret. Quelque fontaine de jouvence, peut-être? Dans un métier où on dit que le plus difficile est de durer, l’expérimentée comédienne conserve une incroyable vivacité, une spontanéité charmante, et fait toujours preuve d’un étonnant abattage sur scène. Il fallait la voir, cet été, jouer les ratoureuses dans Piège pour un homme seul, et avec quel aplomb!
Marguerite Duras dirait que Janine Sutto a atteint la "splendeur de l’âge". Une période de la vie à laquelle l’écrivaine voulait rendre hommage dans Savannah Bay, pièce "conçue et écrite en raison de cette splendeur". Mais l’actrice ne partage pas forcément cet avis… "J’ai des petites nouvelles pour elle! réplique Janine Sutto en partant d’un grand rire. Il faut dire que lorsque Duras a écrit ça, elle en était encore loin. Mais je ne voudrais pas reculer. L’âge apporte beaucoup de désavantages, comme les forces qui diminuent – c’est rude, ça. Mais on comprend beaucoup plus de choses. Moi, je ne donne jamais de conseils, mais c’est entendu qu’on a quand même un peu appris de la vie."
Une chose pourtant que l’âge ne lui a pas procurée, c’est le détachement, cette grâce que Marguerite Duras a accordée à son personnage de Madeleine. La preuve: l’actrice qui a tout joué, de la comédie au drame, de la sitcom aux classiques du TNM, de Shakespeare aux Boys 3, est angoissée comme au premier jour.
"Je n’en parle plus parce que c’est ridicule. J’avais peur à 18 ans, j’en ai 81 (l’inverse!), et j’ai toujours le trac. J’ai beaucoup d’admiration pour mes camarades, les comédiens. C’est un métier terrible, mais qu’on aime à la folie – ce qui est une chance. C’est toujours autre chose, il faut éternellement recommencer. Mais c’est ce qu’on aime, bien sûr. Je ne sais pas si mon expérience me sert à quelque chose. C’est un mystère, le théâtre. Vous ne savez rien. Vous ne savez pas du tout comment le public va recevoir votre travail. C’est un stress terrible, une nouvelle pièce. Celle-ci peut-être encore davantage, parce que ce n’est vraiment pas un texte comme les autres."
Avec Savannah Bay, l’alerte comédienne reprend le rôle créé à Paris, en 1983, par la grande Madeleine Renaud, en compagnie de Bulle Ogier – spectacle mis en scène par Duras que Madame Sutto a d’ailleurs vu à l’époque. Elle retrouvera sur la scène du Rideau Vert une ancienne élève à elle, sa "petite Monique" Spaziani. Le duo est dirigé par Patricia Nolin, qui signe ici sa première mise en scène "officielle", hors des murs du Conservatoire d’art dramatique. Janine Sutto a pleine confiance en cette durassienne passionnée, qui a nourri ses interprètes de tous les textes imaginables sur l’auteure de L’Amant, "cette femme étonnante, très libre, aussi bien dans sa pensée que dans sa vie".
La comédienne espère surtout que de nombreux jeunes viendront voir la pièce, et ne seront pas rebutés par la réputation de l’auteure décédée en 1996. "Duras, c’est loin d’être une intellectuelle: c’est une sorcière, une délinquante! (rires) Elle est très envoûtante. Elle a un univers particulier, une écriture concise, que moi je trouve très difficile à apprendre, mais qui est simple. Alors, c’est passionnant. Je suis très contente."
Pièce sur l’âge, la mémoire, l’amour et le théâtre, Savannah Bay orchestre un doux face à face entre Madeleine, une ancienne actrice, et une Jeune Femme qui pourrait être son double jeune, qui est probablement sa petite-fille. Les deux femmes se racontent des histoires, surtout celle d’une tragédie ancienne qui les unit. Une histoire d’amour et de mort, que Madeleine a jouée et rejouée à travers tous ses rôles, et dans laquelle la cadette cherche la clé de son identité.
Entre le souvenir et le fantasme, cette pièce allusive demeure ouverte. "Chacun va pouvoir y projeter sa propre histoire. Ce n’est pas de tout repos pour les actrices, cette petite pièce…"
La comédienne avoue qu’elle lui donne du fil à retordre, cette Madeleine "déroutante, paradoxale", à la mémoire étrangement lézardée, avec son détachement et ses moments de tendresse. "C’est un personnage très complexe, très difficile. Et c’est une pièce de silences, il faut respecter les pauses. Naturellement, au début des répétitions, on a peur d’ennuyer. Et on se trompe totalement. Les gens sont capables de prendre des silences justifiés."
Mais la retenue exigée par son rôle va un peu à l’encontre des tendances naturelles de l’énergique et "punchée" Janine Sutto… "J’ai beaucoup de mal avec ça. Chez Madeleine, il n’y a pas grand-chose qui paraît. Et nous, les actrices, on aime ça parfois en faire un peu plus… Mais là, non! (rires) Il faut me le dire souvent. Moi, j’ai beaucoup besoin d’être dirigée. Surtout dans cette pièce. On ne s’abîme pas dans l’émotion. Madeleine n’est pas une sentimentale, elle se défend d’avoir de la peine. Mais il y a quelques moments que je trouve très sensibles."
Madeleine est une femme forte, une qualité que la comédienne assure ne pas posséder, malgré les apparences. "Je donne cette impression-là. Mais ce n’est pas vrai. J’ai vécu, comme il y en a dans toutes les familles, des drames terribles. Mais c’est la vie, ça. Quand les gens me disent: "Ah, quel courage!", ça me fait un peu rire. Le courage, c’est d’aller sauver quelqu’un qui se noie. Autrement, ce qui vous arrive, vous êtes bien obligé de l’accepter. Il n’y a aucun courage là-dedans. On me dira que j’ai survécu. Mais j’ai une bonne santé, c’est ce qui est important. Je suis une fille qui a de la chance."
Une "fille" qui se garde en forme en persistant à travailler beaucoup, à se lancer des nouveaux défis, à suivre passionnément ce que font ses jeunes collègues. L’infatigable comédienne fréquente assidûment les spectacles des petites troupes, les autogérées. "Parce que ça m’intéresse infiniment, parce que c’est mon métier! D’ailleurs, j’aime beaucoup les jeunes d’aujourd’hui (la relève a un talent extraordinaire), mais je les trouve très raisonnables, sages. Tant mieux! Ils achètent des maisons, mettent de l’argent de côté… Nous, on était des sorteux, des délinquants. Et je continue, je suis toujours une sorteuse."
Si ce n’est pas ça, la "splendeur de l’âge", qu’est-ce que c’est?…
Du 1er au 26 octobre
Au Théâtre du Rideau Vert