Mademoiselle Eileen Fontenot : Un tramway nommé délire
Québécois exilé au pays des Cajuns, Erik Charpentier est au théâtre montréalais quelque chose comme une langoustine égarée dans le canal Lachine…
Québécois exilé au pays des Cajuns, Erik Charpentier est au théâtre montréalais quelque chose comme une langoustine égarée dans le canal Lachine… L’auteur de Si j’avais la seule possession dessus le jugement dernier a le don des univers singuliers, aux effluves marins. Dépaysement garanti, en autant qu’on laisse sa rationalité au vestiaire…
Si pour les auteurs de psycho-pop l’amour consacre la rencontre impossible entre un Martien et une Vénusienne, le jeune dramaturge, lui, y voit l’union improbable entre un banal mortel et une sirène, entre lesquels s’interpose un océan. Énième variation sur l’insondable mystère de la gente féminine et le désarroi amoureux des mâles, Mademoiselle Eileen Fontenot pour les dix sous de liberté propose une allégorie finalement simple – mais dans un enrobage ô combien fantasque!
Un terne vendeur d’assurances succombe aux charmes d’une femme-poisson qui a pris de séduisantes formes humaines. Cet anti-Ulysse découvre alors, dans une Nouvelle-Orléans s’enfonçant dans les eaux, un monde fantasmatique qu’il ne soupçonnait pas. L’amour est un naufrage irrémédiable: telle pourrait être la conclusion de cette jolie fable romantique. (Un jour, il faudra s’interroger sur la récurrence de cette image du plongeur sous-marin, aussi présente dans les derniers films de Denis Villeneuve et d’André Turpin…)
Le théâtre d’Erik Charpentier vit d’abord par ses personnages étranges et par une langue qui collectionne les images incongrues et les répliques surprenantes, semblant parfois surgies de nulle part. Cet univers à l’atmosphère trouble secrète d’emblée un sortilège mystérieux, mais qui, en ce qui me concerne, n’a hélas pas réussi à me garder tout du long sous l’envoûtement. Le charme s’essouffle un peu. Comme si la fantaisie du texte, aussi séduisante soit-elle, tournait un peu à vide…
Et même si Mademoiselle Eileen est moins débridée que le texte précédent, créé au Théâtre d’Aujourd’hui il y a cinq ans, son intrigue plus linéaire se ressent des lacunes de la dramatisation: une trame un peu lâche, un personnage moins bien défini (le joueur de bowling incarné par Stéphane Demers). Il y a peut-être aussi que la lourdeur de l’impressionnant dispositif scénique finit par distraire du texte – dont cette pluie diluvienne: les acteurs pataugent du début à la fin. Et la lecture des didascalies par le fantomatique Julien Poulin ne produit pas l’effet escompté.
Malgré ces réserves, la création mise au monde par Jean-Frédéric Messier nous entraîne dans un voyage pas banal qui vaut le coup d’oeil, mêlant récit fantastique, clins d’oeil à la série B, élans burlesques chez certains acteurs (Didier Lucien, pour ne pas le nommer, délirant en embaumeur excentrique aux rites de prêtre vaudou).
Avec sa légèreté aérienne et un peu décalée qui donne toujours à ses personnages l’air de créatures venues d’ailleurs, Macha Limonchik campe une idéale sirène, femme rêvée formant un contraste saisissant avec l’allure impeccablement straight de Miro. Han Masson manie avec une belle assurance la langue précieuse de sa Belle du Sud.
Baignant dans la musique atmosphérique de Luc Bonin, l’antre aqueux imaginé par Marie-Claude Pelletier est impressionnant. Mention spéciale aux conceptrices des maquillages (Véronique Prud’homme et Aurélia Boullen) et des perruques (Rachel Tremblay).
Mademoiselle Eileen plaira sans doute à ceux – et je gage qu’ils sont nombreux – qui en ont soupé des univers standardisés constituant trop souvent l’ordinaire de nos scènes, et qui ont envie de nager à contre-courant du réalisme. Les autres trouveront que ce drôle de poisson aux brillantes écailles manque un peu de chair…
Jusqu’au 12 octobre
Au Théâtre d’Aujourd’hui