Le Shaga/ Yes, peut-être : Le côté absurde de Duras
Le spectacle présenté par le petit Théâtre Complice relève d’abord de la curiosité théâtrale.
Le spectacle présenté par le petit Théâtre Complice relève d’abord de la curiosité théâtrale. Avec Le Shaga et Yes, peut-être, on dirait que Marguerite Duras s’est amusée à se prendre pour Ionesco – ou autre auteur du même genre…
Amorcées en 1968, préfigurant le vent de renouveau qui allait balayer la France estudiantine, ces deux courtes pièces tirant vers l’absurde témoignent de la liberté et de l’iconoclastie de cette époque. "Terminées", les valeurs de la vieille France, y proclame-t-on dans la première; "il faut tout recommencer", conclut la seconde. Le Shaga, surtout, garde l’empreinte de l’improvisation dans laquelle le texte a été construit. Or, l’anarchie ne convient pas forcément au théâtre…
Quelque part au milieu de nulle part, trois personnages encagés (littéralement, ici) dans leur propre univers mettent en parallèle leurs paroles qui ne peuvent se rejoindre. La plus éthérée du trio a trouvé le contentement dans un monde défini par une langue inventée, le shaga, ce qui suscitera l’agacement et l’envie des deux autres.
Par l’impasse du langage, cet alignement d’échanges sans queue ni tête, de dialogues qui n’en sont pas, accuse bien sûr l’individualisme rampant, l’incommunicabilité et l’absence d’écoute réelle. Mais l’"absurde" n’autorise pas pour autant le n’importe-quoi. Certains passages font sourire, mais on se lasse assez vite.
À défaut de quoi, les trois interprètes semblent bien s’amuser dans cet exercice d’un ludisme gratuit. Sous sa gueule bougonne de vieux prof, on peine à reconnaître le metteur en scène Denis Lavalou, un comédien aux mimiques expressives. Pépiant le shaga avec une légèreté d’oiselle, Estelle Clareton use – et abuse – de sa grâce de danseuse. Et Marie-Josée Gauthier, une actrice à l’aise dans le genre (pensons à sa délicieuse Tuppe dans Comme des chaises, montée par la même compagnie en 2000), passe sans difficulté de cette grande bourgeoise qui souffre de "disparition de vie intérieure" à la rescapée au verbe austère de Yes, peut-être.
Car il y a changement de registre et de ton après l’entracte, la seconde pièce imposant une noirceur kaki de fin du monde. La guerre? Yes sir! Le texte matérialise nos pires craintes: une humanité revenue à une sorte de préhistoire après une longue guerre totale, où les survivants – deux femmes et un ancien guerrier réduit à l’état de loque humaine – ont la mémoire aussi trouée que la parole. Car l’Homme, hélas, n’apprend rien…
En s’interrogeant sur les racines de leur présent, les deux survivantes en quête de futur égratignent au passage le militarisme, ces bataillons qui marchaient au pas de la guerre ("ils se croyaient tous uniques, ils étaient des milliers"), affirment le ridicule de se disputer pour un territoire, réitèrent la folie des hommes. Qui, aujourd’hui, aurait envie de contester cette évidence? La chose est entendue, et Duras n’est pas la première à s’y frotter.
Vaguement beckettienne, cette fable apocalyptique impose une langue qui a sa propre logique interne; un langage syncopé, tronqué, en lambeaux, qui reflète l’état désastreux d’un monde détruit.
Avec son rythme alangui, Yes, peut-être paraît singulièrement pesant et sinistre, ses personnages semblant pris dans un présent qui paraît sans issue. Et les spectateurs aussi, malheureusement…
Jusqu’au 5 octobre
Au Théâtre La Chapelle